Israël. Bédouins oubliés du Nakab
Bédouins oubliés du Nakab par Joseph Algazy (Le Monde Diplomatique. Mars 2009)
Le jeudi 20 mars 2008, vers 21 heures, le jardinier Sabri Al-Jarjawi, 25 ans, habitant de la commune bédouine du Néguev Chkeib Al-Salam, se rend, avec son ami Ismaïl Abou Muhareb, de Lakiya, à la plage la plus proche : celle d’Ashkelon. Sur le parking, deux agents en civil contrôlent leurs papiers d’identité. « Que faites-vous ici, sales Arabes ? Foutez le camp. Vous n’avez pas le droit d’être là ! », crient-ils aux deux jeunes Bédouins. Sabri, choqué, proteste. Un des policiers le gifle, puis le frappe avec sa lampe de poche, tandis que l’autre policier neutralise Ismaïl en lui posant des menottes. Les deux agents jettent alors Sabri par terre, avant de lui donner des coups de pied jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Arrivés sur les lieux, les membres d’une patrouille de la police constatent l’état critique de Sabri et appellent une ambulance. L’équipe médicale, découvrant que le jeune homme ne respire plus et n’a plus de pouls, tente, vingt minutes durant, de le ranimer. Après quoi, il est emmené à l’hôpital le plus proche : l’hôpital Barzilaï à Ashkelon. Là, les médecins notent que son corps présente des contusions à la tête, sur le front, la figure, la poitrine, les jambes, des fractures des os du front et du visage ainsi qu’une double hémorragie : cérébrale et pulmonaire.
Le lendemain, la police téléphone à un oncle de Sabri pour l’informer que celui-ci est blessé et hospitalisé. De son côté, Ismaïl est libéré après deux jours de garde à vue sans être inculpé. Mais l’état de Sabri devient critique, si bien que les médecins d’Ashkelon le transfèrent à Beer Sheva, dont l’hôpital Soroka est mieux équipé. Il y succombera après soixante-dix jours de coma, le 2 juillet 2008. Conformément à la loi, les légistes procéderont à une autopsie et la police des polices à une enquête. Pourtant, trois mois après, la police des polices informe la famille de Sabri qu’elle n’a pas réussi à déterminer les causes de la mort : l’autopsie prouve qu’il a été battu, mais les experts prétendent ne pas savoir si les coups ont provoqué le décès. Médecin. Le docteur Mansour Al-Jarjawi, frère de Sabri, n’en parle pas moins d’un « froid assassinat, un meurtre sans aucune raison ». Agés de plus de 70 ans, la mère et le père de Sabri ne s’en sont pas remis. La famille a engagé un pathologiste et un détective privé, qui fourniront à l’avocat de quoi lancer une procédure judiciaire.
Qu’une telle histoire soit arrivée à un Arabe du Néguev (en hébreu) ne doit rien au hasard. Car les Bédouins du Nakab (en arabe) constituent — avec les Juifs originaires d’Ethiopie — la couche sociale la plus défavorisée de la société israélienne (1), et ils représentent quelque 12 % des citoyens arabes de l’Etat.
En 1948, avec soixante-dix mille âmes, ils formaient encore la quasi-totalité de la population du désert, vivant d’agriculture et d’élevage. La terre et l’eau, autrefois propriété collective, étaient devenues graduellement propriété individuelle, souvent sans cadastre — le voisinage en tenait lieu. Après la Nakba (« catastrophe » de 1948), il n’en resta que onze mille : les autres s’enfuirent ou furent chassés. Ces expulsions manu militari perdurèrent jusqu’en 1959. Ceux qui demeurèrent perdirent 90 % de leur territoire d’origine, se virent entourés d’un sayag (« clôture ») et furent soumis au même régime militaire que tous les citoyens arabes (jusqu’en 1966). Ainsi tout déplacement supposait-il un permis dépendant du bon plaisir des gouverneurs. Des 1 260 000 hectares de terres du Néguev appartenant, selon les documents officiels du mandat britannique, aux Bédouins, ils n’en contrôlent plus que 24 000, et il leur faut, depuis, lutter sans cesse pour les garder. Car l’Etat continue de convoiter ces terres, en puisant dans un arsenal illimité de lois, de règlements et de formes de harcèlement arbitraire.
Dans les années 1960-1970, Israël s’est efforcé de contraindre les Bédouins à s’installer dans sept communes (Rahat, Houra, Tel Al-Saba, Lakiya, Chkeib Al-Salam, Qseifa, Ararat Al-Nakab) sans tenir compte de leurs habitudes de vie villageoises. C‘est pourquoi seuls 56 % des cent vingt mille d’entre eux acceptèrent de le faire. Ceux qui refusèrent virent leurs villages d’origine « non reconnus » : considérés comme illégaux, ils ne figurent même pas sur les cartes officielles.
Certes, les sept communes « reconnues » restent sous-développées : elles n’abritent pas d’usines, un chômage massif y sévit, et leurs infrastructures comme leurs services publics paraissent sommaires. Selon les statistiques officielles, elles se trouvent au plus bas degré de l’échelle socio-économique du pays. Mais la situation des villages « non reconnus » s’avère pire encore, en particulier en matière de santé et d’éducation. La plupart ne sont pas connectés aux réseaux nationaux d’eau, d’électricité et de téléphonie.
Le problème le plus douloureux, c’est celui du logement. Malgré l’accroissement rapide de la population locale, qui se caractérise par la démographie la plus forte du pays, les autorités interdisent toute construction, même précaire. Les Bédouins se voient donc contraints de bâtir sans permis. Et les représailles pleuvent : de lourdes amendes, mais surtout la destruction systématique des villages. Les « casseurs » se font accompagner d’un grand nombre de policiers, dont l’agressivité provoque de violentes confrontations, conclues par des arrestations. Selon des recherches effectuées à l’université Ben-Gourion de Beer Sheva, le nombre d’ordres de destruction dans les villages « non reconnus » s’élèverait à seize mille. Un exemple : de mai 2006 à mars 2009, les autorités israéliennes, pour forcer les centaines de Bédouins du village de Touayel Al-Jeroual à quitter les lieux, ont détruit leurs maisons... à vingt-deux reprises ! En vain : déterminés, les habitants, dès le lendemain, reconstruisent leurs baraques de tôle, voire remontent leurs tentes...
Pour mener cette guérilla, l’Etat d’Israël conteste le droit de propriété des Bédouins sur la plupart des terres où ils vivent. Ce qui lui permet, avec son appareil répressif, de confisquer les terrains, d’interdire la construction de logements comme de bâtiments pour l’exploitation agricole et l’élevage, de rendre inutilisables des puits d’eau, de limiter les zones de pâture. Dans la période 2002-2004, par exemple, il a détruit les cultures sur 24 500 dounoum (2 450 hectares), soit en les labourant, soit en les arrosant avec des produits chimiques toxiques...
« Tant que les assassins de mon frère ne seront pas jugés et condamnés, nous ne lâcherons pas », répète le docteur Al-Jarjawi...
(1) Parmi les sources de cet article : Emanuel Marx, Bedouin of the Negev, Manchester University Press, 1967 ; Sabri Jiryis, Les Arabes en Israël (en hébreu), Haïfa, 1966 ; Ghazi Falah, The Forgotten Palestinians, Arab An-Naqab 1906-1986 (en arabe), Tayiba, Arab Heritage Center, 1989 ; Statistical Yearbook of the Negev Bedouin 2004, Center for Bedouin Studies and Development, université Ben-Gourion, Beer Sheva ; The Bulletin of the Negev Coexistence Forum for Civil Equality.