Intolérance et droit de ne pas faire le ramadan
L’intolérance gagne du terrain par Mustapha Benfodil (El Watan. Alger. 09/2010)
Sous prétexte de défendre l’islam, la justice, la police et une certaine presse s’en prennent à celles et ceux qui ont choisi de vivre différemment. Une tendance qui inquiète une partie de l’opinion.
Et revoilà l’inquisition drapée des oripeaux du rigorisme et de la bienséance la plus chafouine qui frappe de nouveau ! Le fait : Djamila, une jeune émigrée, et son cousin ont été arrêtés le 1er septembre sur un parking alors qu’ils s’apprêtaient à casser la croûte à bord de leur véhicule [pendant le ramadan]. Ils ont été embarqués manu militari au commissariat de Draria et placés en garde à vue pendant vingt-quatre heures, avant de se voir transférés à la prison d’El-Harrach. Ils n’ont dû leur salut qu’à l’intervention d’un personnage haut placé qui a hâté leur libération. Malheureusement, le calvaire de Djamila et de son cousin n’a rien d’une fausse note dans un havre de tolérance. Qu’on se souvienne de l’affaire des six personnes condamnées, en 2008, à quatre ans de prison ferme par le tribunal de première instance de Biskra. Il leur avait été reproché d’avoir pratiqué des jeux de société alors qu’une bouteille d’eau se trouvait à côté d’eux. Ils avaient fini par être acquittés grâce à la mobilisation de pans entiers de l’opinion, scandalisés par cette chasse aux sorcières d’un autre âge.
Il est important de rappeler que les magistrats ayant eu à statuer sur ces cas ne s’appuient sur aucun texte clair. De fait, il n’existe pas dans le Code pénal d’article, signalent les juristes, qui condamne expressément ceux qui ne jeûnent pas. L’action publique repose, en l’occurrence, sur un article vague introduit dans le corpus juridique à la faveur de l’amendement du Code pénal et du Code de procédure pénale adopté en 2002. Il s’agit de l’article 144 bis 2, selon lequel “Est puni d’un emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 50 000 à 100 000 dinars [de 500 à 1 000 euros], ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque offense le Prophète (paix et salut soient sur lui) et les envoyés de Dieu ou dénigre le dogme ou les préceptes de l’islam, que ce soit par voie d’écrit, de dessin, de déclaration ou tout autre moyen.” En l’espèce, on ne peut que constater “l’élasticité” du Code pénal, qui laisse ainsi à l’appréciation du juge l’étendue de la peine à infliger à celui qui contrevient aux règles sacrées du ramadan. Dans le même ordre d’idées, il faut relever cette autre aberration qui consiste à priver les ressortissants étrangers de toute possibilité de se sustenter le jour en période de jeûne. Cela a été observé y compris dans des hôtels cotés, qui, pour nombre d’entre eux, poussent l’inhospitalité jusqu’à refuser à leur clientèle non musulmane le petit déjeuner. Que de fois n’avons-nous entendu autour de nous nos aînés évoquer, non sans une certaine nostalgie mâtinée de rage, une Algérie beaucoup plus tolérante, plus ouverte, où il faisait bon vivre malgré tout et où jeûneurs et non-jeûneurs se fréquentaient en faisant preuve d’indulgence.
A la lumière de la mésaventure de Djamila et de son cousin, on mesure l’ampleur de la régression effectuée par notre société et l’emprise des pratiques inquisitrices qui ciblent avec acharnement les “minorités” de toutes sortes (qu’elles soient cultuelles ou culturelles) qui se cramponnent à leur pays, l’Algérie, contre vents et marées. Question naïve : à quand des espaces non-jeûneurs dans les entreprises, dans les trains grandes lignes, voire dans certains espaces publics ? Il ne faut pas rêver, surtout lorsque l’on voit les campagnes policières de chasse aux couples ou aux non-jeûneurs se doubler d’un effort médiatique sans précédent pour que la société algérienne retourne définitivement au Moyen Age. La tolérance, c’est l’affaire d’institutions fortes dont les médias sont des acteurs de premier plan. Qu’un quotidien, Ennahar pour ne pas le nommer, joue les procurateurs bondieusards en publiant en première page la photo d’un jeune sur le point de mordre dans un sandwich, cela n’a qu’un nom : la délation. Le journal titrait : “Des cafés et des restaurants bafouant la sainteté du ramadan en plein jour”. Dans l’article qui pointait du doigt la Kabylie comme bastion de la chrétienté et fief des antiramadan, l’auteur va jusqu’à dénoncer à la police un groupe de récalcitrants peu emballés par le rite du carême. Mais les services de police n’ont pas jugé utile de rééditer l’action musclée de leurs collègues contre Djamila et son cousin, regrette le cafteur. Moralité : il apparaît urgent, dans cette Algérie déboussolée, cette Algérie gangrenée par la haine et l’intolérance, de sonner la révolte des citoyens libres et de susciter la mobilisation de tous afin de récupérer tous les espaces de liberté cédés.
En finir avec la chasse aux non-jeûneurspar Saïd Chekri (Liberté. Alger. 08/2010)
Le procès de dix personnes pour non respect du jeûne pendant le Ramadan devait s'ouvrir le 6 septembre dans une localité kabyle. Il a été reporté au 8 novembre. L'accusé principal a été relâché. Le quotidien Liberté veut y voir un signe d'apaisement dans cette inquisition qui ne dit pas son nom.
Le procès des dix non-jeûneurs arrêtés le 31 août à Ouzellaguène, dans la wilaya de Béjaïa (Kabylie), ne s'est pas tenu hier, comme prévu le 6 septembre. Il a été reporté, comme l'avait été, il y a une quinzaine de jours, celui qui devait statuer sur le cas de deux autres personnes poursuivies à Aïn El-Hammam (Tizi Ouzou) pour le même "délit". Mieux encore, le principal accusé, qui se trouvait sous mandat de dépôt, a été relaxé. Est-ce le signe d'une volonté d'apaisement, prélude à l'abandon pur et simple des poursuites contre les mis en cause ? Certains en sont convaincus et il faut souhaiter qu'ils auront vu juste. Car, en réalité, il n'y a vraisemblablement pas de quoi tenir procès. Les non-jeûneurs concernés, selon les informations disponibles et qui n'ont pas été démenties, avaient pris soin de ne heurter la sensibilité de personne et n'ont commis aucun outrage puisqu'ils ont été arrêtés dans des endroits privés et non publics, dans des locaux fermés et non ouverts.
Quant à cette accusation d'"atteinte aux préceptes de l'islam" dont on les accable, elle ne tient pas la route, la liberté de culte et les libertés individuelles étant reconnues et consacrées par la Constitution algérienne. Si manger ou boire pendant le Ramadan est un acte qui relève des tribunaux car constituant une atteinte aux préceptes de l'islam, alors les policiers devraient arrêter ceux qui se trouveraient dans la rue, au marché ou au volant de leur voiture à l'heure de la prière au motif qu'ils ne se sont pas rendus à la mosquée. Cela risque de donner des idées aux maîtres de l'inquisition, mais osons cette question : la consommation de l'alcool étant interdite en islam, que dire de ceux qui, le Ramadan fini, vont s'attabler à quelque terrasse de bar pour y siroter une bière ? Les policiers auraient alors bien du pain sur la planche et les magistrats tout autant puisqu'ils auraient alors - quelle belle affaire ! - à arrêter beaucoup trop de monde, dont quelques-uns de leurs collègues. Et les rafles ne concerneraient pas seulement des ouvriers dans un chantier ou de pauvres chômeurs, mais aussi de hauts responsables exerçant dans les trois pouvoirs en charge de la gestion des affaires de la cité, chacun en ce qui le concerne, à savoir le législatif, le judiciaire et l'Exécutif.
Alors, puisque les meilleures blagues sont les plus courtes, n'est-il pas temps d'arrêter celle, hypocrite et stupide, qu'est la chasse aux non-jeûneurs ?
Du droit de ne pas faire le ramadan par Akram Belkaïd (Le Quotidien d’Oran. 08/2010)
Des jeunes blogueurs marocains réclament la possibilité de ne pas jeûner pendant le ramadan. Au nom du respect de la liberté de conscience. Une prise de position défendue par Akram Belkaïd, le chroniqueur du Quotidien d'Oran.
C'est un phénomène intéressant qui mérite que l'on s'y attarde même s'il dérange ou que l'on juge son impact médiatique démesuré au regard d'autres problèmes que connaît le monde musulman. Au Maroc, un groupe de jeunes blogueurs appartenant au Mouvement alternatif pour les libertés individuelles, plus connu sous le nom Mali, réclame ouvertement le droit à ne pas jeûner pendant le ramadan. Il y a un an, ces activistes s'étaient déjà fait connaître pendant la même période en annonçant la tenue d'un pique-nique en plein jour. A l'époque, l'affaire avait fait grand bruit dans le Royaume chérifien et les témoignages rapportent que les policiers en uniforme ou en civil, qui avaient encerclé et investi le lieu du rassemblement, étaient bien plus nombreux que les participants au pique-nique ou les badauds qui s'étaient déplacés par simple curiosité.
Cette fois-ci, c'est via internet et le réseau social facebook que les membres du Mali ont lancé leur mouvement. Pour Najib Chaouki, l'un des blogueurs les plus actifs du mouvement, il ne s'agit pas d'appeler au non-jeûne mais "de défendre les droits de ceux qui ne veulent pas observer le jeûne pendant le ramadan". Et de préciser que ces droits relèvent de la liberté de conscience et de religion. En clair, chaque Marocain devrait avoir la possibilité de ne pas jeûner sans avoir à se cacher pour manger. Bien entendu, les autorités marocaines ne l'entendent pas de cette oreille. Comme en Algérie ou dans la plupart des pays musulmans, ne pas respecter le jeûne en public, peut valoir une amende et un emprisonnement de plusieurs mois. Parfois, la punition se limite, surtout s'il s'agit de mineurs, à une bonne correction dans un commissariat voire même en pleine rue.
Cette initiative marocaine fait écho à celle du collectif algérien SOS LIBERTES, qui a récemment appelé au respect des libertés de conscience en déplorant le fait que les non-pratiquant "risquent, une nouvelle fois, d'être la cible des forces de sécurité, transformées pour la circonstance en bras armés de l'inquisition." Comme au Maroc, mais aussi en Tunisie, l'Algérie a connu ces dernières années de nombreuses arrestations de non-jeûneurs, parfois lourdement condamnés pour avoir mangé en public ou tout simplement avoir été surpris à le faire dans des endroits qu'ils croyaient suffisamment discrets. On se souvient de ces jeunes de Biskra accusés de "porter atteinte à l'ordre public" pour avoir été surpris par des policiers en possession de bouteilles d'eau minérale. On se souvient aussi de ces deux cousins, arrêtés et incarcérés quelques heures pour avoir "cassé" le jeûne à Ben Aknoun.
Pour se justifier - lorsqu'elles acceptent de le faire - les autorités rappellent que force doit rester à la loi et que des textes existent pour punir ceux qui dénigrent le dogme ou les préceptes de l'Islam. Parfois, l'explication emprunte des voies moins martiales puisqu'il est alors question de respect pour les jeûneurs et de la nécessité qu'ils ne soient pas indisposés par celles et ceux qui mangeraient en public. Enfin, les diverses initiatives qui s'appuient sur la liberté de conscience et de religion pour défendre les non-jeûneurs sont qualifiées de démarches isolées et totalement décalées par rapport au reste de la société quand elles ne sont pas tout simplement assimilées à la fameuse "main de l'étranger". Le fait est qu'aucun de ces trois arguments ne tient la route. La religion est une affaire individuelle et chacun est libre de respecter ou pas les commandements divins. On ne peut obliger les gens à être de "bons musulmans" et, d'ailleurs, quel prix pourrait-on accorder à des jeûnes imposés par la coercition ? Ne pas jeûner, ce n'est pas insulter l'islam ou les musulmans. C'est faire un choix qui ne regarde personne d'autre que l'individu lui-même. D'ailleurs, la logique policière qui veut que l'on fasse la chasse aux non-jeûneurs est quelque peu spécieuse. Pourquoi alors ne pas embastiller celles et ceux qui ne prient pas, la prière étant aussi l'un des cinq piliers de l'islam ?
Les sociétés maghrébines ont parfaitement accepté et intégré le fait que nombre d'hommes et de femmes ne prient ni chez eux ni à la mosquée. A l'inverse, la pratique ostensible du jeûne semble avoir un poids bien plus déterminant qui n'en est que plus suspect. Trop souvent, il ne s'agit en fait que de religiosité formelle qui masque des déficiences en matière de valeurs profondes, que ces dernières soient spirituelles ou non. Dès lors, cela incite à l'outrance et cela offre aux autorités la possibilité de s'ériger comme protectrices à bon compte du dogme et d'un ordre juste. Il est plus facile de traquer et de débusquer le non-jeûneur que de poursuivre et d'arrêter les spéculateurs qui organisent la pénurie et la hausse des prix à chaque veille de ramadan......
Dans une société musulmane apaisée et évoluée, le ramadan, tout en continuant à être une période particulière, ne serait-ce que sous l'angle des manifestations religieuses et culturelles, ne devrait pas signifier la mise entre parenthèse de la vie ordinaire. Cafés, salons de thé et restaurants devraient rester ouverts et, surtout, les non-jeûneurs devraient être libre de manger et boire au grand jour, sans avoir à se terrer (à charge pour eux, est-il utile de le préciser, de ne pas agiter de sandwichs tentateurs sous le nez des "Observants"...). Celles et ceux qui jeûnent en terre non-musulmane peuvent en témoigner : être entouré de non-jeûneurs ne pose guère de problème.
Pour finir, la question du droit à ne pas jeûner et les polémiques qui l'entourent, prouve une urgence. Il est en effet plus que temps que la société algérienne se débarrasse des oripeaux d'une religiosité obsessionnelle et qu'elle réalise que la liberté de conscience n'est en rien une menace pour l'islam. Bien au contraire, cela montrerait que cette religion est sûre d'elle-même, qu'elle n'est pas sur la défensive et, plus que tout, qu'elle peut parfaitement s'accommoder de l'existence de non-pratiquants, ou de non-croyants, au grand jour.