Gaza. Les divisions résistent même au ramadan
A Gaza, les divisions résistent même au ramadan par Fares Chahine (El Watan. Alger. 16.08.2010)
L'abondance des marchandises et des produits de toutes sortes sur les marchés ne doit tromper personne. A Gaza, le ramadan ne ressemble à aucun autre ramadan du monde musulman. Des milliers de nouveaux bacheliers arrêtés, à l'avenir bouché faute de pouvoir quitter l'enclave, des malades qui ne trouvent pas toujours les médicaments adéquats ni la prise en charge médicale nécessaire, des milliers de sans-abri victimes de la dernière guerre israélienne meurtrière de l'hiver 2008-2009 qui attendent toujours d'être relogés : voilà la réalité sociale de Gaza.
Un mois sacré au bruit assourdissant de groupes électrogènes très polluants mais indispensables pour tenir pendant les longues coupures de courant. Un mois sacré pendant lequel ni le blocus israélien, ni la pauvreté, ni le chômage, ni le manque d'eau potable (qui ne l'est plus depuis longtemps) ne connaissent de répit. Au marché d'El-Zaouiya, près de la place de la Palestine, communément appelée Essaha, qui représente le cœur de la ville de Gaza, on trouve pourtant de tout – des fruits et des légumes, des dattes, très prisées durant le mois sacré, des chocolats, même les plus raffinés, des gâteaux orientaux... –, disponible en grandes quantités. Mais, comme pour tous les ramadans passés sous le blocus, l'offre reste beaucoup plus importante que la demande. Les badauds sont nombreux, mais les acheteurs rares, même si cette année les prix sont plus abordables. Les cris, les vociférations, les chants improvisés par les vendeurs pour attirer la clientèle semblent vains. Chômage et pauvreté obligent, les Gazaouis se promènent au marché pour passer le temps, surtout pendant ces journées de ramadan, particulièrement longues et chaudes. Rester à la maison sans électricité qui puisse au moins faire fonctionner un ventilateur est un véritable supplice, qui, avec le jeûne, devient quasi insupportable.
En Palestine, il est difficile de trouver des citoyens politiquement neutres. Comme une majorité d'entre eux sont des sympathisants du Fatah ou du Hamas, la division entre les deux plus grandes forces de la scène palestinienne a des répercussions destructrices sur les relations sociales. Pendant le mois de ramadan, la dysharmonie dans le tissu social devient particulièrement évidente. Avant le putsch armé du Hamas, en juin 2007, c'est-à-dire avant que le sang palestinien ne coule dans les rues, versé par des mains palestiniennes, les visites entre familles, voisins et amis s'intensifiaient au cours du mois sacré.
Aujourd'hui, quatrième ramadan depuis les incidents sanglants de juin 2007, et après l'agression israélienne "Plomb durci" de l'hiver 2008-2009, les choses n'ont guère bougé, à l'image de la vie politique. Beaucoup de frères ne se parlent toujours pas. Certains voisins se contentent d'un petit "Essalam alaykoum" pour pouvoir continuer de vivre côte à côte. Il n'est pas rare que des hommes refusent de se rendre dans la famille de leur épouse parce que celle-ci appartient au camp opposé. Dans la bande de Gaza, le mois sacré du ramadan n'arrive malheureusement pas à guérir les blessures profondes des gens. Même s'ils font la prière ensemble dans des mosquées archicombles, "ce qui est dans le cœur est dans le cœur", comme le dit un proverbe palestinien. Les ramadans de l'après-juin 2007 ne sont plus les mêmes que ceux d'avant. Que ce soit pour leurs fréquentations, le choix de la mosquée, du médecin traitant, et même le choix du lieu de divertissement et de détente, les Gazaouis sont devenus intransigeants. Ils savent pour la plupart d'entre eux que cette situation est catastrophique pour l'avenir de leur cause nationale, mais il est clair que, tant qu'un accord de réconciliation véritable n'aura pas été conclu, socialement les choses n'évolueront guère.
Pendant le mois sacré, quand on ne va pas au marché, on va... à la mosquée. Le rituel des taraouihs [prières quotidiennes du soir pendant le ramadan] attire tout le monde : les pères, souvent accompagnés de leurs enfants, et les femmes de tous âges – et non plus seulement les "vieilles", comme il y a encore peu. Mais la vie spirituelle a été affectée par la division Fatah-Hamas. Certains fidèles choisissent ainsi d'aller faire leur prière dans des mosquées distantes de plusieurs kilomètres de leur domicile ! Certains imams, dont les prêches sont qualifiés de partisans, poussent même certains fidèles à fuir telle ou telle mosquée, à la recherche d'un discours plus équilibré, ou du moins qui se limite aux questions purement religieuses, sans aborder la politique. Dans les cas extrêmes, certains fidèles préfèrent prier chez eux.
A la nuit tombée, une modeste vie culturelle s'éveille. "Il y a beaucoup d'activités culturelles pendant le ramadan, mais elles ne bénéficient pas de médiatisation", explique Ahmad Yaakoub, membre du secrétariat permanent de l'Union des écrivains palestiniens. "De jeunes talents tentent, malgré toutes les difficultés nées de la division interpalestinienne et le blocus israélien, de présenter les produits de leur créativité, que ce soit dans le domaine littéraire, théâtral, ou dans les arts, comme la peinture ou la sculpture." Les présentations ne se font pas dans de grandes salles mais dans des lieux publics, dont certains cafés-restaurants ou sièges d'organisations non gouvernementales, parfois des salles des fêtes privées, généralement devant des spectateurs intéressés par la culture. Les invités sont souvent mis au courant de la date et du lieu de présentation de telle ou de telle activité par le biais de la messagerie électronique. "La bande de Gaza regorge de jeunes talents, mais la vie culturelle ne pourra évoluer sans édifices culturels ni stabilité sociale, poursuit Ahmad Yaakoub. Même si elle présente une matière pour certains travaux culturels, la division que l'on vit dans les territoires palestiniens représente une entrave importante au développement de la société et cette dure réalité doit nous pousser, tous, à créer une atmosphère propice au retour de l'unité nationale."
Tranches de vie : A la table des Gazaouis par Fares Chahine
Pour l'iftar, le repas de rupture du jeûne, les tables sont plus ou moins garnies à Gaza. Cela dépend du niveau de vie des familles, mais, en général, même les plus pauvres se débrouillent pour présenter le maximum de choses sur la table. Les dons fournis par les ONG à caractère humanitaire et ceux de bénévoles ayant les moyens augmentent en ce mois sacré. Les habitants de Gaza qui n'ont jamais quitté le territoire mangent, après le bol de soupe de légumes, un repas consistant dont ils ont l'habitude : mouloukhiya [ragoût à base de feuilles de corète], bamia [plat à base de gombos] ou autres msakhane [galette fourrée au poulet et aux oignons] (un repas palestinien traditionnel). Mais les nombreuses familles rentrées après les accords d'Oslo [en 1993] dans les Territoires palestiniens ont rapporté des habitudes culinaires propres au pays dans lequel elles vivaient. Pour celles ayant séjourné en Algérie - elles se comptent par milliers -, la chorba et la harira algérienne, bien spéciales, sont des plats incontournables. Le couscous préparé à la façon algérienne trouve aussi sa place sur certaines tables gazaouies.
Dans la soirée, en regardant la télévision, les Palestiniens friands de sucrerie mangent les kataif, un gâteau oriental fait maison et que tout le monde consomme durant le mois sacré. Les Gazaouis semblent oublier ce gâteau durant le reste de l'année. Ils dégustent aussi d'autres gâteaux orientaux dont la célèbre kounafa. Dans les camps de réfugiés, où le niveau de vie est plutôt bas, les gens consomment thé et gâteaux en groupes devant les maisons, à même le trottoir. Ceux qui ont les moyens sortent soit en famille, soit en groupes avec des amis, et passent la soirée dans l'un des nombreux établissements huppés de la ville, où l'on présente toutes sortes de gâteaux et où l'on fume de bonnes chichas. Les cafés-restaurants, qu'ils soient en ville ou sur le littoral, ont le privilège d'avoir des groupes électrogènes puissants, ce qui attire les Gazaouis qui ne veulent pas voir leur soirée gâchée par une coupure soudaine d'électricité.