Gaza. La survie, deux ans après «Plomb durci»
La survie à Gaza, deux ans après «Plomb durci» par Baudoin Loos (Le Temps. Ch. 27/12/10)
La situation est à nouveau très tendue à la frontière avec Israël, où deux combattants islamistes ont été tués dimanche. Dans la bande palestinienne, le souvenir de l’offensive militaire israélienne de l’hiver 2008 et ses 1400 morts reste tenace. Reportage
Un vieil âne qui a cessé de braire depuis longtemps se tient immobile dans un petit enclos près d’une tente dressée dans les décombres d’une maison. A côté, dans le foyer familial reconstruit à la hâte avec des blocs de parpaing, des bâches et de la tôle ondulée, l’ombre d’une femme vaque aux tâches ménagères. Quelques enfants nu-pieds jouent en riant. «Les Juifs», nous dit simplement Mohammed, en désignant ce qui fut sa maison de deux étages. Les Juifs: comme tous les Palestiniens depuis l’arrivée des premières grosses vagues d’immigration dans les années 1920, Mohammed ne parle pas d’Israéliens.
Nous sommes à Izbet Abed Rabbo, l’extrême nord-est de Jabalya. D’ici, Israël n’est qu’à deux kilomètres, peut-être moins. Un soleil généreux réchauffe la scène. L’homme a 55 ans, il en paraît au moins dix de plus. Son quartier fut l’un des plus touchés lors de l’attaque israélienne de l’hiver 2008-2009. Une trentaine de civils ont été tués. «Ils nous ont dit de partir; quand on est revenu, il n’y avait plus rien, plus de cinquante maisons avaient été rasées. Pourtant, j’en suis sûr, il n’y avait pas de militants armés ici.» Deux des fillettes blessées à Izbet Abed Rabbo ont été soignées à Bruxelles, l’une d’elles, très gravement touchée, y demeure toujours.
«Personne n’est venu nous aider, raconte Mohammed en offrant un thé bouillant. J’ai un cousin qui a reçu un peu d’argent, moi on me paie de promesses. Le ciment coûte trop cher, le seul disponible vient des tunnels à la frontière égyptienne, mais je n’ai pas d’argent. Et puis, même si je reconstruisais, ils pourraient revenir et tout démolir à nouveau. On entend les tanks tous les jours, et ils tirent.» Son fils Souhail, 29 ans, et quelques voisins se mêlent à la conversation, qui s’anime. «Je préférais encore l’occupation, lance Mohammed, au moins on avait du travail en Israël. J’ai travaillé 27 ans pour un patron israélien, qui était bon avec moi.» Un murmure réprobateur accueille ses propos. «Papa, tu oublies les incursions, les perquisitions nocturnes, les arrestations, les barrages, les humiliations!», s’exclame son fils. Mais Mohammed n’en démord pas. «Je n’ai plus vu mon boss depuis dix ans, il m’a pourtant envoyé 5000 shekels (1300 francs) quand ma femme a été tuée dans un bombardement en 2003, et 2000 après la guerre, c’est un type bien, je vous le dis!» Il crache par terre de dépit. «Qu’on ne me parle plus de nationalisme, dit-il en haussant la voix. Ma maison n’existe plus, on vit à cinq dans deux petites pièces, et le Hamas, lui, construit ses mosquées sans s’occuper des gens dans le besoin. Quel avenir ont nos enfants?»
Le Hamas! La férule du mouvement islamiste palestinien sur la bande de Gaza, entamée par une victoire électorale en 2006 et entérinée par une prise violente du pouvoir l’année suivante, fait ici l’objet de tous les commentaires, mais le plus souvent à voix basse.
A Jabalya, le plus grand camp de réfugiés qui jouxte la ville de Gaza, un groupe d’hommes d’une quarantaine d’années accepte de nous parler. Réunis à un carrefour, ils regardent le temps passer en grillant des cigarettes. «Je suis assis à cet endroit depuis le jour de 2003 où j’ai perdu mon job en Israël, dit l’un d’eux. La situation va de mal en pis, vous savez. Avant, on avait encore un peu d’aide, maintenant, c’est fini, sauf de la part de l’Unrwa (l’agence onusienne pour les réfugiés). Le Hamas a reconstruit les maisons de ses membres; regardez la mienne là-bas, moi je n’ai pas eu cette chance.» A ces mots, un de ses condisciples se lève et se lance dans une diatribe: «Pour nous sauver, il faut deux choses: prier Dieu et se débarrasser du Hamas, qui utilise la religion pour asseoir son pouvoir et se moquer de la démocratie. On trouve dans les magasins des produits envoyés par l’aide internationale, est-ce normal? Et en plus on vit dans la peur de la répression, les gens du Hamas tirent une balle dans le genou de ceux qui s’opposent à eux.» A la question de savoir pourquoi il dit craindre le Hamas et ose le critiquer en pleine rue, cet homme à la barbe poivre et sel répond candidement: «On voit peu de journalistes étrangers, alors je me lâche un peu de manière spontanée, mais c’est vrai, on a peur, je vous l’assure…»
La vie dans la bande de Gaza reste d’abord une lutte quotidienne contre la déprime. L’expression «prison à ciel ouvert» est sur toutes les lèvres. Pour les personnes, les autorisations d’entrée et de sortie du territoire, côté israélien comme côté égyptien, constituent toujours l’exception. «Un institut local s’est attiré les foudres du Hamas, raconte un ingénieur à Gaza, en publiant un sondage qui montrait que 45% des jeunes Gazaouis ne voyaient leur salut que dans l’exil: moi, j’étais surtout étonné que ce chiffre ne soit pas plus élevé!»
Il y a cependant des progrès, même s’ils restent limités. Après le drame du Mavi Marmara, ce navire turc attaqué par l’armée israélienne le 31 mai alors qu’il cinglait vers Gaza (neuf tués), Israël, sous la pression internationale, a été contraint de desserrer l’étau du siège. De nombreux biens interdits jusque-là ont refait leur apparition à Gaza. Dont le chocolat et les jouets… Un premier «mall» à l’américaine (bâtiment érigé en galerie commerciale) a ouvert ses portes en grande pompe à Gaza il y a quelques semaines – une certaine propagande antipalestinienne y a même vu la preuve que les Gazaouis n’ont guère à se plaindre. De taille modeste, le complexe comporte deux étages de boutiques et aussi un petit supermarché où la plupart des produits en vente proviennent d’Israël. Ce dimanche midi, jour ouvrable, peu de chalands se pressent au portillon, moins de vingt personnes. «Nos prix sont compétitifs, explique une jeune vendeuse, mais les gens n’ont pas beaucoup d’argent.» Le mall, chuchote-t-on, a été ouvert par des hommes d’affaires proches du Hamas. Ce qui rend plus insolites encore la lingerie féminine sexy en vente dans plusieurs boutiques du premier étage ou encore la mixité dans le snack du rez-de-chaussée.
Du 12e étage d’un immeuble qui domine le front de mer dans le quartier chic de Rimal, Ahmed el-Farra, un homme d’affaires dynamique de 37 ans, voit les choses de haut: «80% de la population dépend de l’aide alimentaire depuis deux ans, cela ne peut continuer. Le secteur privé doit être le moteur de l’avenir, mais pour cela il faut que nous puissions importer les matériaux de construction, ce qu’Israël prohibe toujours sauf pour quelques institutions internationales et encore, au compte-gouttes. En 2005, le secteur privé employait 150 000 personnes, ils ne sont plus un dixième actuellement après les destructions de la guerre.» Pour ce globe-trotter né au Koweït qui a étudié à Damas et en Californie avant de bosser à Malte et au Japon, la priorité est de vaincre «la culture d’assistés» qui gangrène Gaza. «Il faut changer notre image, on en a le potentiel. Nous ne mendions pas la nourriture, qu’on nous donne la possibilité de la produire et même de l’exporter! Pour l’instant, l’allégement de ce siège dévastateur et la première autorisation d’exportation limitée de fraises et de fleurs coupées restent des mesures trop superficielles.» «La population tente de vivre malgré tout, commente l’ingénieur cité plus haut. Elle s’adapte aux circonstances, mais le moral reste très bas, surtout en raison de la claustrophobie, du chômage, de l’eau qui n’est pas potable à 90% et des nombreuses coupures d’électricité.» La vente des petits générateurs chinois importés par les tunnels de contrebande à la frontière égyptienne continue d’ailleurs à faire florès.
Un nouvel engin de transport a fait son apparition dans la bande de Gaza depuis deux ans: la moto. De marques chinoises également pour la plupart, ces engins de 150 cmc sont importés en pièces détachées par les tunnels. Ils font fureur et on les voit désormais partout. Par milliers. Le port du casque, en revanche, semble inconnu ici. «Tous les jours arrivent à l’hôpital plusieurs motards grièvement blessés, qui restent parfois handicapés à vie», assure un Gazaoui qui travaille dans l’humanitaire médical. Une partie des blessés vient du «Goush Katif», l’ancien bloc de colonies juives évacué par Israël en 2005, dans lequel des jeunes ont mis en place une sorte de circuit de motocross où ils s’affrontent avec fièvre.
A l’université Al-Azhar de Gaza, au contraire, le calme règne. Les étudiants, en période d’examens, se montrent studieux. A quel avenir songent-ils? «Incertitude», «frustration», «sans espoir» viennent aux lèvres d’un groupe d’étudiants en comptabilité interrogés à la cafétéria. «On fera n’importe quel boulot, sûrement pas comptable, ose l’un d’eux, on devra même peut-être aller travailler dans les tunnels à la frontière!» Un seul, dans le groupe, dit déjà connaître son avenir professionnel et l’entreprise qui l’engagera. «Normal, nous glisse quelqu’un, sa famille est avec le Hamas.» La politique n’est jamais loin, à Gaza. A la question de savoir quel homme politique ils estiment le plus influent, l’étudiant proche du Hamas s’exclame «Haniyeh», un autre lance «Marwan Barghouti», le chef du Fatah emprisonné à vie par Israël. «Arafat!» lâche un troisième, avant d’ajouter avec un petit sourire amer: «Personne, quoi»…