France. 93: quand les Américains débarquent
Quand les Américains débarquent par Scott Sayare (The New York Times. 21/10/10)
Les habitants de Bondy se plaignent d’avoir été abandonnés. Depuis trente ans, disent-ils, leur ville pauvre et multiraciale a été, comme beaucoup d’autres, rayée de la carte par les autorités françaises, qui les traitent comme d’incurables délinquants et ignorent leur potentiel. Ce n’est pas la voie suivie par le département d’Etat américain [l’équivalent du ministère des Affaires étrangères], observent-ils. “Nous attendons le président de la République et ses ministres, ironise Gilbert Roger, maire de Bondy, et c’est l’ambassadeur des Etats-Unis qui nous rend visite.” L’ambassade des Etats-Unis a en effet créé un réseau de partenariats avec des collectivités locales, des associations, des entreprises, des étudiants et des responsables culturels de ces quartiers difficiles peuplés d’immigrés et situés à la périphérie des grandes villes françaises. Lancées au lendemain des attentats du 11 septembre [2001] pour améliorer l’image des Etats-Unis auprès des communautés musulmanes du monde entier, ces initiatives ont gagné en envergure et en visibilité depuis l’élection de Barack Obama.
L’accueil chaleureux que les habitants de ces cités réservent aux Américains s’explique, pour certains, par leur sentiment d’abandon. D’autres pointent l’arrivée d’Obama à la Maison-Blanche. Quoi qu’il en soit, de l’avis des dirigeants français et américains, les Etats-Unis sont aujourd’hui plus populaires dans les banlieues françaises qu’à aucune autre période de l’histoire récente. Avec un budget annuel de quelque 3 millions de dollars, l’ambassade des Etats-Unis à Paris a financé des projets de rénovation urbaine, des festivals de musique et des conférences. Les Américains ont aussi participé à l’organisation de colloques pour des élus issus de l’immigration, conseillant ces derniers en matière de stratégie électorale, de collecte de fonds et de communication. Une de ces initiatives propose tous les ans à vingt ou trente jeunes, appelés à devenir l’élite politique et économique de l’Hexagone, de passer plusieurs semaines aux Etats-Unis. Ce programme sélectionne aujourd’hui de plus en plus de jeunes issus de l’immigration, en particulier des musulmans.
Issu du monde des médias, Charles H. Rivkin, 48 ans, est le plus jeune ambassadeur américain en France depuis près de soixante ans. Il porte un intérêt personnel aux banlieues françaises. Au début de l’année, il a fait sensation au sein d’un groupe d’étudiants de Bondy en arrivant avec l’acteur Samuel Jackson, l’une de ses nombreuses relations. A Los Angeles, Rivkin travaillait à rapprocher le monde des médias et celui du hip-hop ; à Paris, il a accueilli des rappeurs français à l’Hôtel Rothschild, sa résidence officielle. Selon les autorités américaines, ces initiatives ne visent pas uniquement à gagner la faveur des banlieues. L’ambassade “cherche à nouer des relations avec la prochaine génération de dirigeants français, précise Charles Rivkin. Cela inclut les banlieues.”
Les autorités françaises, elles, sont loin d’être aussi optimistes. Quand ils se déplacent dans les banlieues, les ministres sont généralement accompagnés d’une massive escorte policière et ne parlent que des moyens d’éradiquer la criminalité. Le président Nicolas Sarkozy, qui avait promis [en juin 2005] de nettoyer [la cité des 4 000 à la Courneuve] au Kärcher, passe généralement son temps, lorsqu’il se rend en banlieue, avec les forces de l’ordre. Souvent critiqué pour son manque de détermination à éradiquer la violence, la pauvreté et le chômage qui frappent durement ces quartiers, le gouvernement français leur consacre pourtant 5 milliards de dollars par an [3,5 milliards d’euros]. Mais, pour les habitants et les élus locaux, c’est loin d’être suffisant et l’argent ne suffira pas à résoudre les problèmes.
“Il y a un hiatus entre la façon dont l’élite qui émerge dans les banlieues se voit et celle dont la société française la traite”, souligne Nordine Nabili, 43 ans, qui dirige la nouvelle antenne de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille à Bondy, où il a accueilli M. Rivkin et Samuel Jackson au mois d’avril. “Vous êtes l’avenir”, a affirmé la star aux étudiants. Pour Nordine Nabili, c’est quelque chose qu’on ne leur dit pas assez souvent, même s’il ajoute aussitôt que les Américains risquent de faire naître chez eux des espoirs excessifs. Derrière les bons sentiments, il doit y avoir une véritable politique, martèle-t-il. Widad Ketfi, une blogueuse de 25 ans du Bondy Blog, se trouvait parmi les étudiants qui ont rencontré M. Rivkin et Samuel Jackson. “Nous ne serons pas déçus”, soutient-elle. Cette musulmane née d’un couple franco-algérien admet que les Américains sont venus les rencontrer en partie à cause de leurs origines. Mais, quand on lui demande si cela la gêne, elle répond : “Ce qui me gêne, c’est d’être la cible de l’Etat français.”