Côte d’Ivoire. Quand la guerre s'arrêtera

Publié le par Un monde formidable

Quand la guerre s'arrêtera par Véronique Tadjo (Le Monde Magazine. 04/12/10)

Avant, je pensais que la ville m'aimait. J'avais l'impression qu'elle donnait toujours un peu plus, qu'elle distribuait des bonnes surprises sans attendre les jours de fêtes. Le matin, elle s'alliait au soleil pour nous apporter des cadeaux plein les bras. Je la trouvais très belle avec ses yeux pétillant d'avenir. Une vraie princesse, la perle des lagunes. J'ai toujours pensé que j'avais de la chance d'habiter là, dans cette ville qui s'ouvrait au monde tout en gardant son air bien à elle.

Certes, les rues du Plateau avaient déjà une mine trop sûre et Abidjan aimait à se comparer aux plus belles capitales du monde, mais c'était sans méchanceté, sans grande rivalité. Le matin se lève tôt à Abidjan et les buildings pointus brillent de mille feux. Mais quand la nuit descend, les grillons enfantent l'obscurité et lui donnent cette douceur des temps passés. Ce que j'aime aussi, ce sont les chauves-souris qui se dispersent dans le ciel comme des bancs de poissons dans la mer.

Il y a des villes qui vous regardent en baissant les yeux, comme ça, parce qu'elles ont manqué une occasion de bien faire et qu'elles savent qu'il aurait mieux valu y réfléchir à deux fois. Des villes nostalgiques parce qu'elles se sentent délaissées, mais qui pourtant veulent encore y croire, plus fort que jamais, tous ces espoirs qui semblent aller à la casse.

Je pense à nous. Lorsque je t'ai rencontré pour la première fois, je te connaissais déjà depuis longtemps. La tendresse que tu me donnes vient de l'épaisseur du passé, de l'intensité de nos soupirs. Je vois le creux de ta nuque et j'ai le souffle coupé. Tu m'offres une autre chance d'aimer. Je ne sais plus quand notre histoire a commencé, le moment exact où tu as caressé mes cheveux, tenu ma nuque entre tes mains. Le jour où tu m'as embrassée dans le jardin vert clair. A côté de nous, des enfants mangeaient des mangues à pleine bouche. Avec tendresse, tu as vaincu toutes mes incertitudes.

Je me souviens exactement du moment où mon corps est devenu mou. Ce jour-là, nous avons traversé le quartier main dans la main et les vendeuses nous ont salués en riant. Dans ta chambre, mes bras se sont refermés sur toi comme pour te boire. L'instant d'après, tu as décidé d'inonder lentement mon être, de venir éclater dans ma tête en mille électrons libres. Depuis, j'ai gardé le sel de ta peau et le goût de ta sueur sur ma langue.

Quand la guerre sera terminée, nous pourrons reconstruire, loin du capharnaüm de notre désastre. Oui, nous réinvestirons la ville. Tu marcheras en te penchant légèrement en avant comme tu le fais toujours. Tu avanceras à grands pas et je te demanderai de m'attendre. Alors, tu me regarderas, surpris, et tu ralentiras.

Quand la guerre sera terminée, tout rentrera dans l'ordre. Nous irons au hasard de nos envies. Nous nous arrêterons pour boire un verre par ici ou pour manger un morceau par là. De la viande grillée, parfois de l'alocco qui brûle les doigts. Surtout remonter le rythme aisé du temps, retrouver un peu de ces heures d'antan. Se perdre dans la ville, se laisser emporter par sa force. Avec toi, je sais que je retrouverai la beauté, qu'elle prendra de nouvelles formes. J'ai besoin de ton regard neuf, de ton regard ancien.

Quand la guerre s'arrêtera, les blessures auront cicatrisé. Nous pourrons recommencer à penser aux autres et non plus seulement à notre survie. Chaque visage, chaque nom, raconte une histoire. Nos yeux se parlent, nos mains se rapprochent.

Quand la guerre s'arrêtera, je te demanderai de venir vivre avec moi. Nous n'aurons plus à nous cacher, à mentir ou à voler des bribes de temps. J'ouvrirai très grand les portes et les fenêtres de ma maison. Vois, comme j'ai fait réparer la toiture, comme j'ai changé la boiserie mangée par les termites. Vois, comme j'ai repeint les murs pour qu'il fasse toujours frais. Les fleurs auront de nouveau poussé dans le jardin et la pelouse sera épaisse. Je m'endormirai près de toi sans peur de tout perdre. Ta peau me sera familière, ton corps bien calé contre le mien. Mes réveils ne me sembleront plus stériles et les nuages ne resteront plus sales et délavés.

Il y a des villes, comme Abidjan, qui continuent à faire des promesses dans les moindres détails, mais sans accumuler de preuves. La paix est un rêve exquis et chaud. Entre mer et lagune, la ville se laissera caresser par l'haleine moite du pays.

Véronique Tajdo

Née à Paris d'un couple mixte, Véronique Tajdo, ivoirienne, âgée de 55 ans, grandit en Côte d'Ivoire. Romancière, elle raconte la tragédie du Rwanda (L'Ombre d'Imana, Actes Sud, 2000), puis l'histoire de son pays (Reine Pokou, Actes Sud, 2005, Grand prix littéraire de l'Afrique noire). Elle vit aujourd'hui à Johannesburg. Dernier ouvrage : Loin de mon père (Actes Sud, 188 p., 18 €).

Publié dans Afrique de l'Ouest

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