Cisjordanie. Réfugiés dans leur propre quartier

Publié le par Un monde formidable

Réfugiés dans leur propre quartier par Valerian Mazataud (Le Devoir. Québec. Avec Arutz Sheva, Haaretz et le Jerusalem Post. 31/12/10)

Le secteur de Sheikh-Jarrah, à Jérusalem-Est, est au coeur d'une interminable bataille juridique

Axe central du processus de paix israélo-palestinien, le statut de Jérusalem-Est était présenté, début décembre par Hillary Clinton, comme «la question la plus sensible de toutes». Sur le terrain, des groupes d'intérêts privés s'affairent à installer de petites communautés juives en plein cœur des quartiers palestiniens. Interminables batailles juridiques, expulsions, démolitions, protestations: depuis plus d'un an, le quartier de Sheikh-Jarrah symbolise à lui seul le conflit qui embrase la Ville sainte depuis des décennies.

Octobre 2009, la nuit est calme. Mustafa et Abdallah al-Ghawi sont déjà au lit. Autour de la table, Manar, 20 ans, et son oncle Fuad discutent en regardant la télévision d'un air distrait. Un peu à l'écart, Mayssoun et Jumlat s'entretiennent avec une voisine. La soirée est déjà bien entamée chez les Al-Ghawi, et tout aurait été parfait si la famille ne logeait pas, depuis trois mois, dans une tente, plantée sur le trottoir, face à leur maison, d'où ils ont été expulsés après 50 ans de résidence. Dans leur ancienne demeure vivent aujourd'hui plusieurs familles de juifs orthodoxes. Une semaine plus tard, leur tente sera détruite par les autorités de la ville. «En moins d'une demi-heure, il n'y avait plus rien», se souvient Mayssoun al-Ghawi. Reconstruite dans l'heure qui suit, la tente est de nouveau détruite quelques heures plus tard par plusieurs douzaines de policiers et militaires armés. Dans l'année qui a suivi l'expulsion matinale des Al-Ghawi, le 2 août 2009, la police de Jérusalem a détruit leur tente pas moins de 17 fois. Aujourd'hui, les 53 membres des familles Al-Ghawi et Hanun, expulsés le même jour, ont emménagé dans un autre quartier. Chaque vendredi depuis plus d'un an, plusieurs dizaines de militants, palestiniens, israéliens ou étrangers, protestent contre les expulsions du quartier. Le 23 octobre dernier, les manifestants recevaient même la visite inattendue de l'ancien président américain et Prix Nobel de la paix, Jimmy Carter.

Ces expulsions ne sont que le début d'un projet de construction beaucoup plus vaste. Selon un rapport du Bureau de coordination des affaires humanitaires dans les territoires occupés de l'ONU (OCHA), en date d'octobre 2010, au moins 380 Palestiniens, dont 90 enfants, ont été expulsés du quartier pour céder la place à plus de 500 nouveaux logements. De plus, 1500 ordres de destruction sont actuellement en attente d'exécution à Jérusalem-Est. L'OCHA se montre préoccupée par la situation de ces nouveaux réfugiés, que l'Autorité palestinienne n'aurait pas les moyens d'aider ou d'accueillir. «Après notre expulsion, l'Autorité palestinienne s'est contentée de nous donner quelques couvertures», témoigne Mayssoun al-Ghawi.

À la mairie de Jérusalem, on explique ne pas avoir à intervenir. «Ce sont des groupes privés qui doivent s'arranger entre eux, explique Yossi Gottesman, porte-parole de la municipalité. La mairie a pu fournir un peu d'aide aux familles immédiatement après leur expulsion, mais c'est à elles de trouver un nouvel endroit où se loger.»  Le 16 novembre dernier, l'Institut Jérusalem pour les études israéliennes (JIIS), un groupe de réflexion israélien, publiait un rapport intitulé «L'Affaire Sheikh-Jarrah. Conséquences stratégiques de la colonisation juive dans un quartier arabe de Jérusalem-Est». Les auteurs, Lior Lehrs, chercheur affilié au JIIS, et Yitzhak Reiter, enseignant en sciences politiques à l'Université hébraïque de Jérusalem, arrivent à la conclusion que les expulsions «ne sont pas dans les intérêts vitaux d'Israël et pourraient même nuire à ses intérêts».

À Jérusalem, il faut remonter loin pour tenter de démêler les fils de l'histoire. Il y a plus de deux millénaires aurait vécu Simon le Juste, grand prêtre juif, devant lequel Alexandre le Grand lui-même se serait agenouillé. C'est au XVIe siècle que l'on aurait retrouvé sa tombe, dans le quartier de Sheikh-Jarrah. Trois siècles plus tard, un groupe d'associations juives faisait l'acquisition des terrains entourant le lieu saint. Aujourd'hui, la bataille fait rage sur les fronts juridique et archéologique pour déterminer si avant 1948, le quartier était majoritairement juif ou arabe.

Pour Benny Elon, ancien ministre israélien du Tourisme, il ne fait aucun doute que les maisons appartenaient à des Juifs avant 1948. «Ces propriétés ont été achetées il y a plus de 100 ans. [...] Les revendications [des Arabes] ont été reconnues comme sans fondement par tous les tribunaux qui se sont penchés sur le cas», déclarait-il en mai 2009 au quotidien Arutz Sheva.

Sur le site Internet de la congrégation Beth el-Keser Israël, le rabbin américain Jon-Jay Tilsen souligne un intéressant point sur les transactions de terrains durant le règne ottoman dans la région. Ce dernier explique que bien souvent, les petits propriétaires arabes illettrés confiaient la gestion de leurs affaires à de plus gros entrepreneurs, avec qui les acheteurs juifs faisaient affaire, sans forcément consulter les petits fermiers. Selon le rabbin Tilsen, ces transactions hâtives seraient la source de nombreux conflits actuels en Terre sainte.

En 1948, à l'issu de la guerre israélo-arabe, Jérusalem-Est revient à la Jordanie, et les habitants juifs en sont chassés. Réfugiés de Jaffa (en dessous de l'actuel Tel-Aviv), les Al-Ghawi, les Hanun, et 26 autres familles arabes bénéficient en 1956 d'un programme du gouvernement jordanien qui leur offre des maisons, construites par l'ONU, en échange de l'abandon de leur statut de réfugiés. Les 28 familles ne recevront cependant jamais de titre de propriété.

En 1967, à l'issue de la guerre des Six Jours, Jérusalem-Est est conquis par Israël. Dès 1970, en vertu d'une nouvelle loi, l'Assemblée des communautés séfarades et l'Assemblée générale de la congrégation d'Israël, deux organismes de charité, revendiquent les terrains de Sheikh-Jarrah occupés par les réfugiés palestiniens, et en obtiennent la propriété en 1972.

Dès 1982, les deux organismes demandent l'expulsion de 23 familles palestiniennes résidant aux alentours du tombeau, et finissent par en arriver à un arrangement selon lequel les occupants doivent désormais verser un loyer aux nouveaux propriétaires.

En 1993, les organismes portent plainte pour non-paiement des loyers, mais 15 ans de procédures judiciaires seront encore nécessaires avant d'en arriver aux premières expulsions.

Entre-temps, les titres de propriété ont été revendus à un groupe d'investisseurs proches de Benny Elon, un geste qui, pour l'ancien journaliste de Haaretz, Nadav Shragai, «assurera un contrôle juif sur le quartier entourant la tombe de Simon le Juste». Israël revendique Jérusalem comme sa capitale. Benny Elon déclarait en 2002: «Notre seule et unique politique pour Jérusalem est de construire une ceinture juive de l'Est à l'Ouest.»

Dans le rapport du JIIS, Lehrs et Reiter formulent une série de recommandations à l'attention du gouvernement, destinées à limiter «les dommages diplomatiques internationaux» causés par les expulsions. Ils suggèrent de modifier la loi de propriété de 1970, de soumettre toutes les nouvelles constructions juives en zones arabes à l'approbation du premier ministre, comme ce fut le cas lors du premier mandat de Benjamin Nétanyahou, ou encore d'exproprier les nouveaux occupants juifs afin d'éviter de créer des situations à risques dans les quartiers palestiniens.

L'opinion est partagée par le procureur général et ancien juge de la Cour suprême d'Israël Michael Ben-Yair, né dans le quartier de Sheikh-Jarrah en 1942, pour qui «c'est le devoir de l'État de confisquer ces propriétés pour prévenir une rupture du tissu social». Ce dernier rappelle par ailleurs que les familles juives expulsées de Jérusalem-Est en 1948 ont emménagé en contrepartie dans les maisons laissées vides par les familles palestiniennes ayant fui l'ouest de la ville.

 

Publié dans Palestine - Israël

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article