Bolivie. La coca, un atout économique pour la Bolivie
La Bolivie veut créer son soda à base de feuilles de coca par Carole Papazian (Le Figaro. 11/01/2010).
(...). «L'herbe sacrée» des Indiens n'est pas seulement utilisée pour la consommation locale (mastication pour lutter contre le mal d'altitude). Les surfaces cultivées progressent et une partie alimente la production d'un dérivé qui fait des ravages, la cocaïne. Provocateurs, les Boliviens ont laissé entendre que la production (de soda) pourrait être lancée dans quatre mois. Peut-être même sous le nom de «coca collas», inspiré selon eux par le surnom des habitants de l'Altiplano, les «collas». Un nom qui ne laissera pas de marbre Coca-Cola, dont la recette contenait, elle aussi, à ses débuts des feuilles de coca. (...) Turbulences annoncées.
La culture de la coca se propage en Bolivie par Patrick Bèle , envoyé spécial à Coroico (Bolivie) (Le Figaro. 07/01/2010).
Ils sont montés par un petit chemin boueux traversant la végétation luxuriante des Yungas boliviennes, chargés de gros sacs blancs emplis de feuilles de coca récoltées la veille. Arrivés à la plate-forme de séchage au milieu d'un champ de coca, dans un geste de semeur, ils répandent les feuilles sur le sol de pierre pour que le soleil en extrait l'humidité naturelle. L'atmosphère est paisible, le soleil vient à peine de se lever. La brume commence à se dissiper dans les vallées environnantes. Nous sommes dans la communauté de Tocana, qui appartient à l'une des principales régions boliviennes de production de feuilles de coca. «Nous faisons quatre récoltes par an, explique Pablo. Les plans produisent pendant quinze à vingt ans. Ensuite, nous devons changer de lieu parce que la terre ne rend plus rien.»
Dans cette région du nord-est de La Paz, où la forêt amazonienne grimpe à l'assaut des contreforts escarpés de l'Altiplano, la production de coca est une vieille tradition. Mais les surfaces en culture ont considérablement augmenté ces dernières années. Selon un rapport de l'ONU, elles ont augmenté de 6% en 2008 pour atteindre 30.500 hectares. La législation bolivienne autorise 12.000 hectares pour répondre à la consommation traditionnelle (mastication pour lutter contre les effets de l'altitude, tisanes et dons à la Pachamama). 18.000 hectares seraient donc illégaux, alors qu'au début des années 2000, les champs de coca ne couvraient que 14.000 hectares.
«L'ONU sous-estime la réalité, déplore un spécialiste bolivien de la production de coca qui préfère garder l'anonymat. Toutes les données recueillies sur place montrent que la production clandestine gagne du terrain. Auparavant, les surfaces s'étendaient dans le Chapare. Maintenant, c'est dans les Yungas que les productions illégales se développent. Dans ces nouvelles zones de production, les mafias sont très actives et interdisent l'accès aux enquêteurs, qu'ils soient journalistes ou d'organismes internationaux.» L'action répressive menée contre la coca en Colombie semble en effet avoir réorienté des groupes mafieux vers la Bolivie. «L'intérêt de la Bolivie pour les mafias mexicaines et colombiennes est qu'il s'agit d'un territoire à peu près vierge, explique Alain Labrousse de l'Institut des Amériques. Leur installation en est donc facilitée.» (...)
Beaucoup attribuent ce développement de la feuille de la coca à l'appui démonstratif du président bolivien. Lui-même toujours à la tête d'un des plus importants syndicats de cocalero (producteurs de coca), Evo Morales n'a de cesse de promouvoir la culture de «l'herbe sacrée » des Indiens de l'Altiplano, affirmant sa dimension culturelle et traditionnelle. «La feuille de coca est cultivée ici depuis plus de cinq mille ans, a-t-il expliqué à la tribune des Nations unies en mars 2009, avant de mâcher une feuille. S'il s'agit d'une drogue alors, arrêtez-moi !» Evo Morales vient d'être réélu à la tête de la Bolivie.
L'importance de la feuille de coca dans la culture ancestrale des Aymaras et des Quechua est remise en cause par certains historiens qui rappellent que la consommation de la feuille de coca était réservée avant la colonisation à des usages souvent religieux. La consommation en est devenue commune dans la population quand le colonisateur espagnol s'est rendu compte qu'elle favorisait le rendement des travailleurs dans les mines d'argent de Potosi. Au marché de Villa Fatima à La Paz, chaque jour, les camions font la noria pour décharger des tonnes de feuilles de coca. Des 4 × 4 flambant neufs repartent avec d'énormes quantités de feuilles. Selon certains observateurs, ils vont livrer dans les quartiers populaires de El Alto où des ateliers clandestins transforment la feuille en pâte base qui sera réexportée au Brésil pour produire de la cocaïne. Brasilia a déjà alerté sur la recrudescence des mouvements de drogue à la frontière entre les deux pays.
Le Figaro a pu se procurer un rapport non encore publié et rédigé par l'Adepcoca (Association de producteurs de coca) qui dénonce les dysfonctionnements de la régulation du commerce de feuille de coca, dont l'achat et la vente sont strictement réglementés. Il montre que 30 à 40% des feuilles collectées officiellement sont détournés. «Le pouvoir bolivien lutte contre le trafic de cocaïne, tempère Alain Labrousse. Les saisies de drogues en Bolivie en 2008 et 2009 ont augmenté, malgré le départ de la DEA (l'administration américaine de lutte contre le trafic de drogue). Les grands problèmes que le Brésil subit du fait du trafic de cocaïne sur son territoire ne sont pas dus à la Bolivie» mais aux groupes délinquants brésiliens.
Atout économique pour la Bolivie par Johanna Levy. (Le Monde Diplomatique. Mai 2008)
« Le gouvernement d’Evo Morales sait que, pour réhabiliter la feuille de coca au regard de l’opinion mondiale, il doit d’abord démontrer qu’il peut lutter efficacement contre le narcotrafic. » Après avoir repris en main l’entreprise municipale de l’eau de Cochabamba (Semapa), dont la hausse des tarifs avait causé l’un des plus grands conflits sociaux récents de Bolivie (1), M. Jorge Alvarado est devenu responsable de la mission diplomatique bolivienne au Venezuela. Chargé de relayer la campagne internationale de sensibilisation à l’égard de la coca, il compte sur elle pour convaincre le comité d’experts en toxicodépendance de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) de demander une révision du statut de l’arbuste lors de sa réunion en 2008.
Une telle révision permettrait d’envisager son retrait du tableau n° 1 de la convention unique par le Conseil économique et social (Ecosoc en anglais) des Nations unies, et dès lors la commercialisation légale de la feuille de coca et de ses produits dérivés dans le monde entier. « Notre objectif est simple. Nous voulons produire ce que nous consommons traditionnellement, soit 60 % environ de la production actuelle, et ce dont nous aurons besoin pour l’industrie, la fabrication d’aliments et de médicaments à base de coca », explique M. Alvarado.
Contrairement à la politique des gouvernements précédents, dont le but était de réduire la superficie de coca cultivée dans le pays à 12 000 hectares, conformément à une législation très restrictive adoptée en 1988, le gouvernement de M. Morales s’est lancé un défi majeur : faire de cette culture un moyen de développement économique, en envisageant de promouvoir un marché local voire international susceptible d’absorber beaucoup plus de coca légale qu’actuellement. Si les 27 500 hectares cultivés aujourd’hui sont jugés excessifs, le gouvernement bolivien prévoit de ramener la superficie légale à 20 000 hectares.
La stratégie de lutte contre le narcotrafic a radicalement changé. Il n’est plus question de diminuer les espaces cultivés en valeur absolue, mais de parvenir à neutraliser la production de chlorhydrate de cocaïne. Ainsi, aux 12 000 hectares réservés à la consommation traditionnelle devraient s’ajouter 8 000 hectares alimentant la transformation productive de la feuille en infusions, farines, produits cosmétiques (dentifrices, shampoings), biomédicaments (sirops, pommades, matés), engrais, ou encore en nutriments pour l’élevage. Des produits dotés d’une valeur ajoutée, susceptibles d’ouvrir de nouveaux débouchés économiques aux producteurs en les détournant du narcotrafic.
Solidaire de la politique bolivienne, le Venezuela a annoncé que son pays achèterait tous les produits fabriqués dans les usines d’industrialisation de la coca au cas où ces derniers ne seraient pas absorbés par le marché national, leur garantissant ainsi un débouché (2). Le président Hugo Chávez, ferme soutien de M. Morales, ayant déclaré qu’il mâchait chaque matin des feuilles de coca pour rester en forme, son opposition, toujours aussi délicate, l’accuse d’« apologie de consommation de drogue » et d’être lui-même un « drogué » (3) !
Pour garantir la « réduction volontaire » des surfaces excédentaires, le gouvernement bolivien compte sur la collaboration des organisations cocaleras. La concertation, dont M. Morales a été l’un des principaux maîtres d’œuvre, s’est révélée un succès incontestable. « En un an, on est parvenu à une réduction de 8 000 hectares de la surface cultivée, rappelle M. Alvarado. Jamais une telle réduction n’avait pu avoir lieu. Les organisations syndicales savent que c’est la seule voie pour garantir le maintien d’une production de coca. »
Pour le gouvernement, c’est dans le contrôle social exercé par les organisations syndicales que réside la clé de la lutte contre le narcotrafic. Combinée à des saisies de produit fini (4) et à une intensification du combat contre l’entrée des précurseurs chimiques nécessaires à la production de cocaïne sur le territoire national, cette élimination pacifique des cultures excédentaires devrait, selon lui, contribuer à porter un coup d’arrêt aux activités illicites. Une logique mathématique. Reste à évaluer les quantités de coca nécessaires pour couvrir à la fois son usage traditionnel et son utilisation industrielle. « Pour établir le niveau de la demande sur le marché intérieur comme sur le marché international, une étude est indispensable, souligne M. Alvarado. Mais elle suppose le soutien de toute la communauté internationale, y compris des Etats-Unis. »
(1) La première « guerre de l’eau » (1999-2000) conduit le gouvernement de Hugo Banzer à faire marche arrière sur le contrat de concession qui octroyait pour quarante ans la distribution des eaux de la ville à Aguas del Tunari, une filiale de la multinationale américaine Bechtel, et à abolir la loi 2029 faisant de l’eau une marchandise.
(2) « En diciembre comienza industrialización de la coca y Venezuela comprará toda la producción », ABI, La Paz, 8 octobre 2006.
(3) La chaîne de télévision privée Globovisión a orchestré la campagne à sa manière en diffusant des images du président Chávez, un paquet de poudre blanche devant lui. Il s’agissait de... lait en poudre, l’image ayant été filmée lors de l’inauguration d’une usine produisant cette denrée.
(4) Entre le 1er janvier et le 3 août 2006, 8 343 kilogrammes ont été saisis en Bolivie, contre 6 312 durant la même période en 2005 ; 4 070 laboratoires de pâte de coca et de cocaïne ont en outre été détruits en 2006, soit 50 % de plus qu’en 2005.
Lire aussi "Une petite feuille verte nommée coca" par Johanna Levy. (Le Monde Diplomatique. Mai 2008). http://www.monde-diplomatique.fr/2008/05/LEVY/15877