Afghanistan. Sur les routes de l’opium
Sur les routes de l’opium afghan par C. Gouverneur 5le Monde Diplomatique. Mars 2003)
Perdue aux confins des frontières pakistanaise et afghane, Zahedan a l’apparence d’une ville orientale ordinaire : un bazar animé, de larges avenues embouteillées et, à sa périphérie, d’interminables quartiers de torchis où s’entassent les déshérités. Derrière cette façade, la capitale de la province iranienne du Sistan-Baloutchistan cache un statut singulier : celui d’étape cruciale du trafic mondial de stupéfiants. Dans les rues tapissées de portraits de feu l’ayatollah Ruhollah Khomeiny se croisent camions de l’armée et 4 5 4 des trafiquants. Le soir venu, le long des trottoirs, on peut voir des hommes en véhicule tout-terrain vendre opium et héroïne aux acheteurs locaux. Mais l’action principale se joue loin des regards, au-delà de Zahedan, dans la désolation des vallées arides et des collines érodées.
Nuitamment, les trafiquants baloutches partent chargés de bidons d’essence vers l’Afghanistan, où le précieux carburant est dix fois plus onéreux. Ils reviennent en Iran en ramenant des clandestins afghans, qui, endettés envers le passeur, illégaux aux yeux des autorités, exploités sur les chantiers iraniens, continueront peut-être leur périple jusqu’en Europe. Une traite humaine secondaire pour les contrebandiers, plus intéressés par le trafic de drogue. L’opium afghan est produit dans les provinces pachtounes du Helmand au sud et du Nangarhar à l’est. Une partie est raffinée en héroïne aux confins de l’Afghanistan et du Pakistan, dans des laboratoires rudimentaires.
Bardées de kalachnikovs
Par la « route du Sud », après un crochet par le Pakistan, la drogue entre en Iran via des sentiers connus des contrebandiers depuis des siècles. En voiture, à moto, à pied, dans des convois de dizaines de 4 5 4 aux escortes équipées de téléphones satellites et de lunettes de vision nocturne, bardées de kalachnikovs, de lance-roquettes et même de missiles américains Stinger, un flot intarissable de stupéfiants déborde la frontière iranienne, par tous les moyens. Il existe même des caravanes de dromadaires qui, dressés à connaître la route, n’ont plus besoin d’accompagnateur humain et peuvent transporter jusqu’à 7 tonnes de stupéfiants. Ces mêmes dromadaires à qui leurs maîtres font parfois ingérer de l’opium lors des fêtes traditionnelles, pour les faire « danser ».
Chauffer l’héroïne
Sur le brasero, les toxicomanes font bouillir les cendres du joint d’héroïne qu’ils viennent de fumer, pour se réinjecter les résidus.
Photo Clément Martin.
Les Baloutches ne connaissent pas les frontières. L’aire culturelle de ce peuple sunnite se situe sur les territoires de l’Iran, de l’Afghanistan et du Pakistan. La contrebande entre ces trois pays constitue pour certains secteurs de cette société clanique, dont les membres bénéficient parfois d’une triple nationalité, une activité ancienne, lucrative, et pour beaucoup la seule solution économique possible du fait de la terrible sécheresse qui frappe la région depuis quelques années. « Ces hommes sont hélas des gens ordinaires », reconnaît, dans la langue de bois de circonstance, un haut responsable iranien de la lutte contre le trafic.
Car, si les chefs traditionnels baloutches condamnent la consommation de stupéfiants, qui gangrène d’autres secteurs de la société iranienne (lire En Iran, les ravages de la drogue), ils sont moins sourcilleux vis-à-vis du trafic, source de richesses pour des notables locaux. Au Baloutchistan, les solidarités claniques sont telles que, contrairement aux brigands afghans qui assurent le transit de l’opium sur la « route du Nord », dans la province du Khorasan, les trafiquants baloutches n’ont nul besoin de recourir aux enlèvements pour s’assurer le soutien des populations.
Peu conscients des dégâts sociaux des produits qu’ils transportent, les passeurs risquent cependant la peine de mort si leur charge excède 30 grammes d’héroïne ou 5 kilos d’opium. Cinq trafiquants - dont une femme - ont ainsi été pendus en public, au moyen de grues, sur une place de Téhéran, une aube de mars 2001. Neuf cents autres ont été exécutés au cours de l’année 2000, et plus de 80 000 des 170 000 détenus iraniens sont incarcérés pour des faits liés aux stupéfiants.
Les forces de l’ordre iraniennes interpellent chaque année des milliers d’apprentis passeurs, dissimulant de l’opium, de l’héroïne, du haschisch ou de la morphine dans des semelles de chaussures, des meubles évidés, des tubes de dentifrice, des appareils ménagers, des cassettes vidéo, et même des billets de banque.
Une inventivité qui n’a d’égale que la démesure du commerce mondial de stupéfiants, lequel génère 500 milliards de dollars de recettes à travers le globe chaque année (1). Les profits sont exponentiels : un kilo d’opium est acheté 30 dollars au cultivateur afghan - payé en produits alimentaires. Les passeurs sont rémunérés entre 15 et 30 dollars par jour selon leur fonction. Le même kilogramme d’opium se négocie ensuite 100 dollars à Zahedan, 600 à Téhéran, 2 400 en Turquie. Raffiné au moyen d’acétique anhydride, chaque kilo d’opium produit 100 grammes d’héroïne. Une centaine de dollars suffisent pour équiper un laboratoire clandestin. Un gramme d’héroïne - coupée à 65 % ou à 80 % - se revend entre 30 et 40 euros sur les trottoirs du vieux continent. 80 % à 90 % de l’héroïne consommée en Europe a pour origine les champs de pavot afghans.
« Pour notre malheur, l’Iran constitue la route la plus courte entre le pays producteur, l’Afghanistan, et les consommateurs d’Europe. Face au morcellement de l’Asie centrale ex-soviétique, les trafiquants n’ont, via l’Iran, que deux frontières à traverser », soupire ce haut gradé de l’armée iranienne. Une fois entrée en Iran, la drogue traverse les zones montagneuses du nord et du sud du pays jusqu’à la frontière turque. Vers Yazd, au centre, trafiquants baloutches et afghans passent le relais à d’autres, azéris, perses et kurdes.
« Après la révolution de 1979, l’Iran, qui était un vieux pays producteur, a réalisé le tour de force d’éradiquer la culture de pavot en l’espace d’un an et demi », confirme M. Antonio L. Mazzitelli, représentant à Téhéran du Programme des Nations unies pour le contrôle international de la drogue (Pnucid). Depuis, la République islamique fait ce qu’elle peut pour endiguer le flux de stupéfiants traversant son territoire. La politique antidrogue est sous la responsabilité du camp réformateur du président Mohamed Khatami, après une tentative infructueuse de la justice iranienne, aux mains des conservateurs proches du Guide de la République, M. Ali Khamenei, de s’en emparer en janvier 2001 (2).
Une aide internationale limitée
Sur le terrain, 42 000 soldats, policiers et miliciens - soit environ un dixième des forces armées de la République islamique - sont déployés sur les 1 950 kilomètres de la frontière orientale, hérissée, des confins septentrionaux à l’océan Indien, de plus de 200 tours d’observation, de dizaines de murs de béton barrant les cols, de centaines de kilomètres de fossés et de barbelés. Un investissement de 1 milliard de dollars, auquel s’ajoutent les coûts de maintenance. Le Parlement iranien (Majlis) a débloqué l’équivalent de 25 millions de dollars en 2000 pour fortifier, encore et toujours, la frontière. Depuis 1979, 3 140 membres de forces de sécurité, dont deux généraux, ont perdu la vie lors d’accrochages avec des trafiquants (3). Soit un fonctionnaire tous les trois jours.
En octobre 1999, à Gurnak, au sud de Zahedan, 37 soldats à la recherche de la bande d’un mafieux local, le mollah Kemal Salah Zehi, ont été encerclés et massacrés par les hommes qu’ils traquaient. Ali anime l’antenne locale d’une association iranienne de prévention et d’aide aux drogués, Aftab (le soleil). Un de ses amis, jeune marié, appelé du contingent, est tombé sous les balles à Gurnak. « Si l’Iran laissait transiter la drogue, nos soldats ne se feraient pas tuer, et moins d’héroïne s’arrêterait chez nous. Principal consommateur, l’Occident nous aide peu. Sans doute parce qu’il ne nous apprécie pas. » Point de vue partagé par beaucoup d’Iraniens, conscients de l’image négative de leur pays en Occident.
Et, si l’on met de côté les rencontres bilatérales des responsables antinarcotiques iraniens avec leurs homologues asiatiques et européens, force est de constater que l’aide internationale reste limitée. La Commission européenne et quatorze pays donateurs alimentent le budget du Pnucid (20 millions d’euros par an), qui effectue des actions de prévention en coopération avec le gouvernement iranien. La France a, de plus, fourni 10 chiens anti-drogue et la Grande-Bretagne des gilets pare-balles. « Le Parlement britannique a dû voter une loi spéciale pour permettre l’envoi de simples gilets pare-balles, glisse M. Mazzitelli. Jusqu’aux vaccins des chiens antinarcotiques doivent être importés. Pourquoi ? Parce qu’un de leurs composants pourrait prétendument servir à la fabrication d’armes chimiques. »
Avant même que le président George Walker Bush, dans son dernier discours sur l’état de l’Union, fin janvier 2002, menace l’Iran, et l’accuse de former avec la Corée du Nord et l’Irak « un axe du mal », Washington considérait la République islamique - avant de la définir comme un « Etat préoccupant (4) » - d’abord comme un « Etat voyou (rogue state) », et la soumettait à des sanctions unilatérales (5). Confirmées en juillet 2001, ces dernières ont eu des conséquences jusque dans sa lutte contre la drogue. Résultat : les trafiquants sont mieux équipés que les militaires.
La drogue consommée aux Etats-Unis ne provient pas d’Asie centrale, mais d’Asie du Sud-Est et d’Amérique latine : Washington n’a donc aucun intérêt direct à aider l’Iran dans sa lutte contre le trafic. qui plus est, depuis janvier 2002, la tension entre Téhéran et la Maison Blanche a connu un brusque regain avec l’arraisonnement du cargo Karine A, chargé d’armes, en provenance d’Iran, selon Israël, et censées alimenter la résistance palestinienne.
Opium
Un kilo d’opium acheté 30 dollars au cultivateur afghan, produit 100 grammes d’héroïne. Coupés à 80%, ils sont vendus pour 4000 euros sur le marché européen.
Photo Clément Martin.
Plus de 250 tonnes de stupéfiants ont été saisies sur le territoire iranien au cours de l’année 2000. Le Pnucid estime qu’à l’échelle mondiale les Etats interceptent seulement entre 10 % et 20 % de la drogue. Ce qui signifie que sans doute entre 1 000 et 2 000 tonnes de narcotiques ont réussi à passer de l’Afghanistan en Turquie. Les responsables de la lutte contre le trafic en Iran s’en excusent presque : « La frontière est tout simplement trop vaste. Des déserts, des montagnes, des marais... Nous ne pouvons tout contrôler », soupire l’un d’eux. « Nous faisons notre possible, s’emporte un autre. Nos 3 000 martyrs sont là pour en témoigner. »
Certes, mais les insuffisances du dispositif sont perceptibles au moindre point de contrôle. Au poste frontière de Taybad, dans le Khorasan, on peut observer une file ininterrompue de semi-remorques afghans s’entasser pare-chocs contre pare-chocs, les routiers transvasant les cargaisons d’une remorque à l’autre avant d’entrer sur le territoire iranien. Totalement débordés, les soldats de l’Alliance du Nord et les gardes-frontières iraniens jettent un rapide coup d’oeil aux papiers d’identité, à la cargaison et à la carrosserie. Et l’observateur de songer aux tentations que doit représenter pour un fonctionnaire sous-payé la manne du trafic. Officiellement, aucun cas de corruption n’est signalé. Ce qui peut paraître surprenant quand, dans les jardins publics de Téhéran, les petits revendeurs monnayent leur tranquillité 15 dollars par jour auprès de certaines patrouilles de police.
La guerre contre ce flux de stupéfiants représente une épreuve aussi lourde que le rocher de Sisyphe. « Seule l’éradication du mal à la racine mettra fin au trafic, analyse M. Ketabdar. L’Afghanistan, c’est le Nothingstan : il n’y a rien, sinon de l’opium. Il faut sortir ce pays de sa misère et développer pour ses paysans des alternatives à la culture du pavot. » Une question laissée en suspens lors de l’intervention des Etats-Unis. « J’ignore si les bombes américaines ont réglé le problème taliban, ironise M. Ketabdar, mais en tout cas elles n’ont pas résolu la question de l’opium. » Pour M. Mazzitelli, c’est même l’inverse : l’offensive a aggravé l’enjeu de la culture du pavot, qui fait vivre 3,3 millions d’Afghans.
« Après avoir produit 4 600 tonnes d’opium en 1999, l’Afghanistan des talibans a décrété, en juillet 2000, l’éradication des cultures. Que le mollah Omar ait pris cette décision pour permettre aux trafiquants d’écouler leurs stocks et ainsi de faire grimper les prix du marché est plausible. Toujours est-il que nous avons pu constater sur place une chute drastique des surfaces cultivées. La production est tombée à 185 tonnes en 2001. » Faute d’assistance, les cultivateurs et leurs familles ont basculé dans la misère. « Dès l’effondrement du régime taliban, les paysans ont profité du chaos ambiant pour replanter. » La récolte à venir, en juin prochain, pourrait donc être substantielle. Difficile cependant de reprocher aux paysans afghans de chercher à assurer leur subsistance. « Ils n’ont pas d’autre solution : un champ de pavot rapporte quinze fois plus qu’une culture vivrière », déplore M. Mazzitelli.
M. Hamid Karzaï, premier ministre intérimaire afghan, a annoncé, mi-janvier, sa décision d’éradiquer la culture du pavot. Un geste salué par la communauté internationale, dont l’Iran. On peut néanmoins s’interroger sur la capacité réelle de Kaboul à contrôler le pays - des conflits entre seigneurs de guerre éclatent déjà - et a fortiori à imposer cette éradication aux provinces productrices, peuplées de Pachtounes peu amènes à l’égard du nouveau pouvoir issu de l’Alliance du nord tadjike.
L’Afghanistan a obtenu 4,5 milliards de dollars d’aide internationale lors de la conférence de Tokyo, en janvier. L’Iran a alloué 560 millions de dollars sur cinq ans, dont 120 seront disponibles dès cette année. « La communauté internationale ne vise pas pour l’instant à financer des projets de développement de rechange et des cultures de substitution, mais à la reconstruction des infrastructures du pays », nuance M. Mazzitelli. Face au dénuement de l’Afghanistan, la lutte contre la production d’opium pourrait donc pâtir d’un problème de priorités. Pour le plus grand profit des mafias contrôlant ce trafic mondialisé au détriment des plus vulnérables, des campagnes afghanes aux ghettos d’Europe.
(1) Voir Pnucid, « Drugs and development : discussion paper prepared for the world summit on social development », Vienne, juin 1994.
(2) Lire Eric Rouleau, « En Iran, islam contre islam », Le Monde diplomatique, juin 1999.
(3) National drug control report 2000, Islamic Republic of Iran drug control headquarters, Téhéran.
(4) Lire Noam Chomsky, « L’Amérique, « Etat voyou » », Le Monde diplomatique, août 2000.
(5) L’Iran est soumis à des mesures unilatérales américaines, et non à un embargo international. La loi sur la non-prolifération des armes en Iran et en Irak (23 octobre 1992) sanctionne tout Etat étranger transférant des procédés techniques ou des biens susceptibles d’aider à acquérir des armes classiques perfectionnées, des armes chimiques, biologiques ou nucléaires. Ces sanctions comportent l’interdiction de participer à des marchés publics de l’Etat fédéral, d’obtenir une licence d’exportation, l’opposition par les Etats-Unis à tout concours financier offert par les institutions financières internationales, la suspension des transferts et des ventes dans le domaine de la défense. Le Sénat américain a prorogé pour cinq ans, en juillet dernier, la loi d’Amato de 1996 (qui vise aussi la Libye), sanctionnant toute entreprise étrangère investissant plus de 20 millions de dollars par an dans les secteurs pétrolier et gazier. Adopté en mars 2000, l’Iran Non Proliferation Act vise quant à lui à entraver la coopération nucléaire russo