Afghanistan. Les rois pavot
« Largent a rendu tout le monde fou » Afghanistan le roi pavot par Jean-Gabriel Fredet (Le Nouvel Observateur. 06/08/03)
Peut-on gagner une guerre et perdre une paix? Question lancinante pour l’Occident. Contrôlant la capitale afghane mais incapables d’enrayer la culture de l’opium dans le reste du pays - devenu le premier fournisseur mondial -, les nouveaux maîtres de Kaboul redoutent l’issue de cette nouvelle bataille
«C’est sans doute le seul domaine où nous sommes les premiers…» Ancien compagnon du commandant Massoud, Yusuf Jannesar ironise. Mais il n’est pas dupe: avec une poignée de dollars et quelques chefs de guerre, l’Amérique a dispersé les talibans, pris Kaboul sans presque coup férir, et poursuit inexorablement l’élimination des réseaux Al-Qaida. La première armée du monde reste pourtant impuissante devant le pavot à opium qui prospère à l’ombre de la pauvreté et de la corruption, et elle a laissé le pays redevenir le principal producteur dans le monde. Comment éradiquer l’opium afghan (il pourvoit 75% de la consommation mondiale et l’intégralité de celle de l’Europe) sans mettre ce pays exsangue à feu et à sang? Le défi est autant politique qu’économique pour lOccident. Comme son cousin le coquelicot (famille des papavéracées), le pavot à opium est facilement reconnaissable dans la campagne à ses quatre pétales blanc, rose, rouge ou mauve. Passé cette ressemblance, la plante qui donne naissance à lopium et, au terme de raffinements successifs, à la morphine base puis à l’héroïne vit sa propre vie. A la maturité, son fruit en forme de capsule s’épanouit dans un bulbe. Incisez délicatement et vous recueillez des gouttelettes blanches qui brunissent à l’air en se solidifiant. Récupéré avec un grattoir, ce latex constitue l’opium brut, base de la première transformation. Signe particulier: sa culture est simple et, sans épuiser le sol, on peut faire deux récoltes par an, en novembre et en mai. Aujourd’hui, les 5000 tonnes d’opium (un tiers de plus qu’en 2002) produites par l’Afghanistan sont associées à l’héroïne, mère de toutes les drogues dures, dont 110 tonnes pures auraient été extraites l’an dernier dans les labos des zones tribales, à la frontière du Pakistan. C’est cette filière dure qui menace l’avenir du pays, vingt mois après la chute du régime des talibans.
Il n’en a pas toujours été ainsi: fumé sous la forme du chandou (ébullition dans l’eau, filtration, concentration) dans une pipe spéciale genre narguilé, l’opium relevait naguère plus du rite que d’un business criminel. «Il était associé à la vie quotidienne, comme le haschich, et avec une variété d’essences comparable à celle des plants de tabac: pâte de Mazar-e-Charif, huileuse et parfumée , pâte de Lugar, sèche et cassante, pâte de Nimroz, très sèche», explique Salim Mobarez, un ingénieur qui n’a rien d’un toxico. Du coup, précise-t-il, le produit raffiné qui envahit maintenant l’Europe et les républiques d’Asie centrale de l’ex-Union soviétique est d’autant plus difficile à combattre que, dans sa forme bénigne, «il s’enracine dans une consommation locale qui remonte à la nuit des temps». Paradoxalement, ce sont les occupations étrangères qui ont remis l’opium, drogue dure, au centre de l’histoire. Dans les années 1990, après que l’invasion soviétique et la longue guerre qui l’a suivie eurent détruit pratiquement toute l’infrastructure agricole et le système d’irrigation, la culture du pavot, qui requiert peu d’eau et peu de soins, est devenue dans les régions reculées un des rares investissements rentables pour les paysans. Mêmes causes pour la résurgence actuelle. Alors que les forces alliées se cantonnent à la protection de Kaboul, seule zone où l’autorité du gouvernement central arrive à s’exercer, l’opium, avec ses deux récoltes annuelles, reste de loin la seule source de revenu rapide et efficace pour la population à 90% agricole des provinces, abandonnée au bon vouloir des seigneurs de la guerre. D’où son extension à l’ensemble du pays depuis la chute des talibans. Alors qu’en juillet 2000 sa culture, interdite au nom de l’islam par le mollah Omar, avait immédiatement chuté de manière spectaculaire, entraînant une hausse non moins importante des prix et une appréciation des stocks… dont les combattants d’Allah semblent aussi avoir profité.
«La lutte contre l’opium relève de la sécurité nationale. Un pays dont l’économie est basée sur une activité criminelle n’est pas une nation!», tonne Hamid Karzaï, président du gouvernement intérimaire. A Kaboul, l’opium est au centre de toutes les conversations. Devant l’explosion d’une production qui est devenue le premier poste du revenu national afghan, sa première exportation (1,4 milliard de dollars, plus que l’ensemble des aides dont le pays a bénéficié l’an dernier), et implique plus ou moins 4 millions de ses habitants, on ne peut que s’interroger sur la façon d’arrêter une prolifération métastasique.
Mais Kaboul, nœud d’une stratégie a minima visant à tenir la capitale à défaut de contrôler le pays, n’est pas l’épicentre du trafic meurtrier. Dans les rues de la capitale afghane, patrouillées par les troupes de l’Isaf et encombrées par les 4x4 Toyota de plus de 2000 ONG, les Kabouliens cherchent plutôt à rattraper le temps perdu et à se défaire du carcan des règles anciennes qu’à réfléchir à l’endiguement d’une ressource devenue essentielle pour leur pays. Au bazar, au marché des changes en plein air ou au marché de Sediq-Omar, paradis de l’électronique asiatique, les affaires sont reparties. Et, hormis l’omniprésent portrait de Massoud, feu le Lion du Panchir, et les écriteaux interdisant d’entrer avec des armes, rien ou presque ne rappelle les huit années de plomb des talibans. Seuls les barbelés et les sacs de sable devant les ambassades et les organisations humanitaires, transformées en bunkers, témoignent d’une insécurité persistante.
Le royaume de l’opium est ailleurs. Traditionnellement, il s’étire dans les cinq provinces (Helmand, Kandahar, Nangarhar, Badakhchan et Uruzgan) disposées en arc de cercle sud-nord-est, le long de la frontière avec le Pakistan. Mais depuis vingt mois, avec la flambée des prix et l’impuissance du gouvernement, il s’est étendu «un peu partout», reconnaît le conseiller agricole de l’ambassade américaine, qui rêve d’une mutation à Dubaï. «Officiellement, personne n’y touche, mais l’odeur de l’argent a rendu tout le monde fou», observe Farouk, son homologue de l’ambassade de France. Revue de détail d’une intégration verticale.
Premier échelon, les paysans. Ruinés par quatre années de sécheresse, lourdement endettés, sans base économique, mourant parfois littéralement de faim, comment résisteraient-ils à l’appât de deux récoltes annuelles, généralement achetées sur pied par les roitelets locaux ou des trafiquants prêts à leur verser 5 dollars par jour – une fortune ici? «Par rapport aux céréales, l’hectare d’opium procure un rapport 25 fois supérieur», explique Farouk.
Les donneurs d’ordre – gouverneurs de province, seigneurs de la guerre, qui sont les alliés naturels des trafiquants d’opium – constituent le maillon central. La presse kaboulienne dénonce régulièrement Hazrat Ali, gouverneur du Nangarhar, et Gul Agha Sherazai, gouverneur du Kandahar: leurs milices assurent à la fois la police locale, la protection des fermiers et la collecte du pavot. Mais certains Afghans de la diaspora, rentrés au pays avec la volonté de faire fortune rapidement, sont aussi efficaces. «Ils arrivent avec semences, engrais et transports prévus», explique le patron de Solidarités, une ONG fortement implantée à Kaboul. Enfin, il y a les «exploitants» des usines des zones tribales (entre la «ligne Durand» et la frontière pakistanaise), où l’opium est raffiné avant d’être transporté – par des convois «protégés parfois par des RPG et des missiles sol-air "blue pipe"», selon l’ambassadeur de France – vers les grands centres d’exportation (Karachi au Pakistan, Douchanbe au Tadjikistan…).
A l’évidence, ce système, dont on connaît parfaitement les aires de production, de transit et de raffinement (les fameuses «cuisines»), ne fonctionne qu’avec des complicités au plus haut niveau. Les barons de la drogue d’hier sont souvent aujourd’hui dans les cabinets ministériels. Karzaï a déclaré officiellement la guerre à la drogue, mais il sait parfaitement que l’organisation actuelle garantit une certaine paix sociale et le protège contre des émeutes de la faim. Quant aux Américains, qui préfèrent se consacrer à la lutte contre les réseaux terroristes, ils ont décidé une fois pour toutes que le problème concernait au premier chef l’Europe puisque avec l’Asie centrale elle est l’unique destinataire du brown sugar.
«Les Nouvelles de Kaboul» regorgent de chiffres expliquant mieux qu’un long discours l’expansion de ce gigantesque business où chacun pratique la dénégation, mais où tout le monde trouve son compte. Récoltée et mise en pains de 10 kilos par le paysan, qui reçoit 5 dollars par jour, la sève de pavot est généralement revendue... 500 dollars par le seigneur de la guerre au laboratoire de transformation. Une fois transformée en héroïne base, son prix bondit à 2 500 dollars le kilo. Converti en héroïne pure, concentrée à 90% par ajout d’acide hydrochloridrique, le brown sugar frôle, lui, les 50 000 dollars le kilo... avant de passer à 280 000 dollars lorsque le grossiste ajoute des substances (lactose, caféine) à la poudre concentrée à 40%. In fine, après avoir incorporé de nouveaux produits (farine de pois chiche, quinine, bicarbonate…), le dealer vendra 150 dollars le gramme une héroïne concentrée à 7%! Un retour sur investissement inversement proportionnel à la quantité réellement vendue. Et un implacable pousse-au-crime.
Dans cet univers confus où, faute d’institutions solides, les bénéfices tirés de la drogue risquent de se conjuguer aux menaces du terrorisme pour fausser les élections prévues au printemps 2004, que peut-on faire ? Rien ou peu de chose, selon les pessimistes. Ils font valoir, en vrac, qu’en amont les cultures de substitution – soja, œillets, fruits – restent d’un trop faible rapport pour convaincre les paysans de changer de récolte. Que l’éradication des champs de Nangarhar – entre Kaboul et Peshawar, où se concentre le cinquième de la production mondiale – ne peut passer, à long terme, que par la construction de digues le long des rivières Kaboul et Konar pour irriguer et électrifier. Effectivement, l’éradication du pavot a pris douze ans en Thaïlande, quatorze au Pakistan. Seul l’Iran, naguère grand pays producteur, où la lutte contre le trafic a été élevée au rang de cause nationale, a obtenu des résultats spectaculaires. Mais il y a fallu les grands moyens: 900 trafiquants exécutés au cours de l’année 2000.
En Afghanistan, où l’opium innerve toute l’économie du pays, cette stratégie de la force appliquée à dose homéopathique ne marche pas. D’autant qu’il y a le malheureux précédent des primes à l’arrachage. «En juin 2002, le gouvernement intérimaire a lancé un programme visant à racheter les pavots aux fermiers, à raison de 1 750 dollars l’hectare, financé par la Grande-Bretagne, raconte Reza Deghat, reporter-photographe et fondateur d’Aïna, une ONG spécialisée dans les médias et la culture. Mal préparé, mal ficelé, sans aucune connaissance de l’état de la production ni de la situation des paysans, ce programme a aussitôt provoqué des effets pervers. Les paysans qui n’en produisaient pas se sont aussitôt mis à cultiver des pavots pour obtenir les primes. Quant à ceux qui en cultivaient déjà, ils ont détruit leur récolte, empoché la prime… et planté une seconde récolte sitôt les inspecteurs partis.» Suprême honte, l’ONG afghane chargée de dédommager les paysans (Welfare Relief Committee), d’abord basée à Peshawar, au Pakistan, puis à Kaboul, s’est volatilisée avec la caisse.
La nouvelle guerre de l’opium est-elle perdue avant même d’avoir commencé ? Elle est d’ores et déjà mal engagée. «Le refus des Occidentaux d’aider l’Iran au prétexte qu’il figure sur la liste des Etats voyous établie par les Etats-Unis est une erreur, s’offusque un diplomate européen en poste à Kaboul. En refusant de fournir aux ayatollahs de Téhéran des photos satellite pour l’informer sur les passages de frontières, on les prive des moyens de durcir leur dispositif et de tarir l’un des deux axes majeurs du trafic d’opiacés vers l’Europe (l’autre étant constitué par les routes russes et caucasiennes). C’est une faute stratégique. D’autant qu’au même moment l’aide internationale permet l’élargissement de l’autoroute entre Karachi et Herat, rapprochant des pays consommateurs la plaque tournante des trafics.»
L’Europe une nouvelle fois impuissante? Il existe heureusement des initiatives audacieuses. Conséquence de la première conférence sur «les routes de la drogue de l’Asie centrale et de l’Europe », une première division du travail se dessine pour enrayer le fléau dans le cadre de la reconstruction de l’Afghanistan par la communauté internationale. Après les mésaventures des primes à l’arrachage, les Britanniques, à qui a été confié le leadership de la lutte, auraient décidé de recourir aux grands moyens. Notamment la formation d’une milice de plusieurs centaines d’Afghans et chargés de mener une guerre ouverte contre les trafiquants. La Grande-Bretagne sera soutenue par l’Allemagne – déjà chargée de la réorganisation de la police, dont on voit circuler les grosses Mercedes 4x4 bourrées d’hommes surarmés. Quant à la France, elle va monter un laboratoire d’analyses, approvisionné par des échantillons systématiquement envoyés par les gardes-frontières des pays frontaliers (Pakistan, Tadjikistan, Ouzbékistan, Turkménistan, à la fois importateurs, exportateurs et consommateurs d’héroïne), pour établir la «traçabilité» de la drogue et dessiner une carte des réseaux. « Le labo contrôlera aussi les "médicaments" plus ou moins dérivés et de plus en plus suspects qui prolifèrent partout», précise Jacques Castelli, le commandant de police chargé de la mise en œuvre du programme à Kaboul. Au moment où les trafiquants s’apprêtent à fêter « la récolte du siècle», il faut prier pour le succès du trio européen.
Spectaculaire progression de la culture du pavot (29 juin 2007)
L’édition 2007 du Rapport mondial sur les drogues de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC) a été publiée mardi. Sans surprise, elle met en évidence la progression de la culture du pavot en Afghanistan.
En 2006, 165 000 hectares de pavot ont été cultivés en Afghanistan, contre 104 000 en 2005, ce qui constitue une hausse de 52 %. Dans toute son histoire, jamais l’Afghanistan n’avait consacré autant de surfaces au pavot. La production d’opium s’est élevée à 6 100 tonnes, en augmentation de 49 %. L’opium afghan couvre désormais 92 % des besoins dans le monde. « Les cultures ont progressé de manière spectaculaire en 2006, au point de neutraliser les succès remarquables obtenus dans l’élimination d’autres sources d’approvisionnement, en particulier en Asie du Sud-Est », affirme le communiqué de presse publié par l’UNODC.
Culture du pavot par district en 2007
Vingt-huit provinces sur trente-quatre sont désormais concernées par la culture du pavot. 62 % de la récolte provient des provinces du Sud. Celle de Helmand se distingue tout particulièrement. « Gravement menacée par l’insurrection, [elle] est en passe de devenir la première source d’approvisionnement en drogue du monde ; les cultures illicites y sont plus importantes que dans tout le reste du pays, et même que dans des pays comme le Myanmar, voire la Colombie », a affirmé Antonio Maria Costa, directeur exécutif de l’UNODC. « Si l’on pouvait opérer avec succès le cancer de la drogue et de l’insurrection dont souffre la province, le monde serait débarrassé de la plus dangereuse source du plus dangereux stupéfiant et cela contribuerait pour beaucoup à rétablir la sécurité dans la région », a-t-il ajouté.
Evolution des prix de l’opium sec à la porte des fermes
Le lien entre rébellion et production de pavot se retrouve dans l’est du pays où les surfaces de pavot ont considérablement augmenté, passant de 4 095 à 8 312 hectares. Toutefois, la plus forte progression, + 218 %, est enregistrée dans le centre de l’Afghanistan, région peu touchée par les violences dont la surface dévolue au pavot est passée en un an de 106 à 337 hectares. De même, le Nord-Est enregistre une progression de 74 %, passant de 8 734 à 15 234 hectares.
Evolution des surfaces de pavot et de la production d’opium
En dépit d’une récolte exceptionnelle, les prix ont, dans l’ensemble, bien résisté, évoluant toute l’année au-dessus de 100 dollars le kilogramme d’opium. De même, les disparités régionales ont eu tendance à s’estomper au cours de l’année. Ainsi, la valeur de la récolte a atteint 3,1 milliards de dollars, soit 52 % du produit national brut. L’argent de l’opium se répartit de la façon suivante : 760 millions de dollars pour les paysans et ont 3,1 milliards de dollars pour les trafiquants.
Le pavot fait désormais vivre 448 000 foyers, soit 2,9 millions de personnes pour une population estimée à 23 millions d’habitants.