ACTA, l'accord international qui fait trembler les défenseurs de la vie privée
ACTA, l'accord international qui fait trembler les défenseurs de la vie privée par Fabien Deglise (Le Devoir. Ca.12/10/10)
La fin approche, mais les peurs subsistent. Le sprint final amorcé par 38 pays en vue de mettre la dernière main à l'Accord commercial relatif à la contrefaçon, une chose connue dans les milieux intéressés sous le doux acronyme d'ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement), continue d'animer les craintes les plus vives chez les défenseurs de la liberté d'expression et de la libre circulation des idées. Des craintes que les diplomates ont essayé de calmer, la semaine dernière, en apaisant un brin plusieurs points de la version préliminaire du texte définitif de ce traité. En vain.
On s'arrête et on revient un peu en arrière. Depuis sa mise en place en 2007, à l'initiative de l'administration Bush, l'ACTA fait l'unanimité contre lui. À l'origine, ce traité international, qui en est à son dixième round de négociation, visait toutefois une cause noble: harmoniser les législations nationales afin d'enrayer la contrefaçon, un phénomène grandissant sur la surface du globe. Dans la ligne de mire? Les faux médicaments en circulation sur Internet, tout comme le piratage de films et le commerce de faux sacs à main de marque.
Dommages collatéraux
Les États-Unis, l'Union Européenne, mais aussi le Canada, l'Australie, la Corée du Sud, le Japon ou la Nouvelle-Zélande, pour ne citer qu'eux, sont engagés dans ce processus politico-législatif aux implications économiques gigantesque: en 2007, le marché de la contrefaçon était évalué à plus de 250 milliards de dollars, soit plus de trois fois le budget du gouvernement du Québec. C'est aussi 150 milliards de plus qu'en 2000, selon ces évaluations modérées. Le combat est louable. Mais il ne va pas se faire, comme on dit en Afghanistan, sans dommages collatéraux, dénoncent, en choeur depuis des mois, plusieurs groupes de défense des libertés individuelles, et ce, qu'elles s'expriment autant dans les mondes réels que dans les mondes virtuels.
On comprend. Une aura de mystère entoure en effet depuis le tout début les discussions autour de l'ACTA. Pis, en février dernier, une fuite, orchestrée par le site de divulgation d'informations gouvernementales Wikileaks, a attisé les peurs en laissant apparaître plusieurs points discutables posés sur la table par les négociateurs internationaux. Parmi eux, le renforcement de la protection des droits d'auteur qui pourrait s'accompagner d'un plus grand filtrage des informations transitant sur Internet.
Panique sur le Titanic
La version récente du texte négocié, dont quelques bribes ont circulé au terme de la rencontre de l'ACTA tenue à Tokyo il y a deux semaines, laissait encore présager le pire. Pour réduire les pertes liées à la contrefaçon et au piratage, l'accord propose par exemple aux États qui vont éventuellement signer ce document de forcer les fournisseurs d'accès à Internet à fournir les coordonnées des clients suspectés de fréquenter des sites réputés pour ne pas respecter les droits d'auteur — oui, ça existe! —, mais aussi de fermer les connexions de ces mêmes internautes. Le traité prévoit également de faire la promotion d'unités conjointes entre ces mêmes fournisseurs d'accès à Internet et les détenteurs de droits d'auteur afin de traquer et d'enrayer les activités contrevenant au respect de ces droits, par l'entremise, par exemple, de polices numériques privées.
Ailleurs dans l'activité humaine, l'ACTA cherche à donner plus de pouvoir aux douaniers pour intercepter les pirates et autres voleurs de copyright aux frontières. La saisie, sans mandat, d'équipements portables (ordinateur, lecteur de fichier sonore, téléphone intelligent...) est une des mesures envisagées. En gros.
Pour le gouvernement canadien, les peurs ne sont toutefois pas très rationnelles et seraient finalement induites par la méconnaissance des tenants et aboutissants de cet accord négocié, rappelons-le, derrière des portes closes. «Les négociateurs ont fait des progrès considérables, a indiqué au Devoir, la semaine dernière, Caitlin Workman, porte-parole du ministère fédéral des Affaires étrangères et du Commerce international. Mais avant de ratifier cet accord, le gouvernement va s'assurer qu'il soit conforme aux lois canadiennes et qu'il n'entraîne pas d'effets pervers sur la protection de la vie privée». L'ACTA étant, a-t-elle rappelé, un outil qui vise «le crime organisé, la contrefaçon et le piratage à l'échelle commerciale».
De l'eau dans le vin
Les détracteurs de l'accord auraient donc toutes les raisons d'être rassurés. Et quelques personnes proches de la table des négociations ont tenu d'ailleurs à le prouver en laissant filtrer quelques modifications apportées dans le courant de la semaine dernière au texte final, dont les grandes lignes sont à l'état des ultimes mises au point. En substance, l'aspect numérique de la lutte contre le piratage aurait été atténué en invitant désormais les États à «prendre des mesures efficaces contre la violation des droits d'auteur dans les environnements numériques», sans autre précision.
L'ACTA maintient que le piratage doit être puni, mais le traité pourrait aussi permettre le «déverrouillage» numérique de certains produits culturels soumis à des droits d'auteur pour usage personnel, «commentaire, critique, recherche et enseignement», peut-on lire. Quant aux frontières, les États songent désormais, pour rassurer les inquiets, à soustraire des saisies sans mandats les «petites quantités de biens présents dans les bagages personnels».
Cela s'imagine bien: l'édulcoration réjouit un peu les groupes de pression qui attendent toutefois la version définitive de cet accord international avant d'ouvrir une bouteille d'une copie de champagne élaborée en Californie. C'est le cas de l'International Federation of Library Association (IFLA), un fervent détracteur de ce projet, qui réclame depuis des mois que ces questions légales autour des droits d'auteur soient ramenées devant la World Intellectual Property Organization pour assurer que les bonnes personnes se penchent sur ces enjeux sans trop de dégâts non désirés, comme ce serait actuellement le cas avec L'ACTA.
Et elle réitère sa position sur le sujet: «Le droit d'auteur doit fournir un équilibre honnête et profitable entre les besoins des usagers de l'information et de la société et les impératifs commerciaux des créateurs et des fournisseurs de contenu», selon elle. Équilibre que menace l'ACTA, «jusqu'à preuve du contraire», a indiqué au Devoir Stuart Hamilton, porte-parole de l'IFLA joint dans les derniers jours aux Pays-Bas.